Dans le monde

(Dans) le monde - Musée

Dans le monde par Romain

Le Docteur M. connaissait depuis longtemps le baron de F. Un homme gras et lisse. Comment une telle fortune avait pu échoir à un tel homme ? Il disait à Philip : ‘Vous voyez cet homme ? Faites tout le contraire de lui et vous vous hisserez au sommet.’ Le baron devait sa fortune à sa femme, une Américaine née Mahoney, qui avait su, à travers le nom de son mari, faire fructifier son esprit d’entreprise et son ambition. Elle avait vu en lui le titre, le rang, et la bêtise – un atout pour qui veut manipuler un homme. Il avait vu en elle la femme prête à l’épouser, chose trop neuve et trop rare pour ne pas sauter sur l’occasion. Ils faisaient chambre à part depuis le premier soir, mais chacun y trouvait son avantage, lui incapable de remplir ses devoirs de mari, elle amoureuse de beaucoup d’autres hommes.(Dans) le monde - Musée

C’est au théâtre qu’il l’avait rencontré pour la première fois. Un concert de piano, auquel il assistait non par goût mais parce que cela faisait partie de son mode de vie.

Il ne connaissait pas encore Philip à l’époque, et sa richesse était encore incertaine. Il ne l’aurait jamais abordé, et pas davantage remarqué si, à la fin d’un mouvement du 2e concerto de Chopin, le baron ne s’était mis à applaudir, enthousiaste et joyeux, mais seul de toute l’assistance. Un silence glacé avait accueilli ses ‘bravo’, et penaud il s’était rassis puis peu à peu tassé dans l’espoir sans doute de disparaître aux yeux de tous. Le Docteur M. n’avait résisté au plaisir mauvais d’aller féliciter le baron pour son exploit.

Par la suite, en les fréquentant, il avait eu l’occasion de parler avec la baronne de ce mémorable moment, qu’elle ne manquait pas de commenter en silence, les yeux levés au ciel avec une élégante exaspération tout en secouant doucement la tête.

Quant au baron, le Docteur M. ne lui avait jamais réellement parlé, sa femme et ses avocats se chargeant de ses affaires, et aucun autre sujet de conversation ne s’imposant jamais tant il ignorait même ce que culture et raffinement pouvaient signifier.

Sa fortune était devenue telle que le fréquenter restait un impératif pour quiconque entendait participer aux affaires du monde. Le Docteur M. avait ainsi consciencieusement gagné son amitié, en même temps qu’une complicité muette le rapprochait de la baronne.

Ils n’avaient naturellement pas d’enfant. Bien vite, la question de la succession du baron devint un sujet de conversation récurrent dans les salons. Le Docteur M. y prêtait toute l’attention requise, et fut le premier mis dans la confidence par la baronne que son mari s’était piqué de léguer sa fortune à l’hospice où il avait placé sa mère. Il ne leur fallut pas longtemps pour convenir qu’un tel testament ne pouvait décemment pas survivre au baron. C’est dans une loge d’opéra qu’ils scellèrent leur pacte, baronne par alliance et docteur par manigance, dans un clin d’œil délibéré à leur première rencontre. Et au dernier accord de l’orchestre, au moment où éclatèrent des bravos appropriés, ils échangèrent leur premier baiser.

 

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