Le clavissophile au parc noyé
Il lui a dit aller mieux à la dernière séance. C’est vrai : il vole moins, sa collection est devenue une obsession parmi d’autres. Mais il reste hanté par ce rêve récurrent.
Le psy lui a dit que cette image qui continue à se répéter cherche à lui dire quelque chose et qu’il faut qu’il l’écoute. Alors il essaye, allongé sur son lit, d’associer librement comme il le fait sur le divan en velours du psychanalyste. Il parle tout haut : « Je vois une femme, assise à une table dans un parc, peut-être bien au Luco, ça y ressemble. Elle lit, j’entends des enfants jouer. Et puis, d’un coup, de l’eau arrive au sol, comme des vagues au bord de la mer. Et plus le temps passe, plus l’eau monte. La femme ne bouge pas malgré tout. Elle a les pieds, bientôt les genoux dans l’eau. Le parc est noyé et moi je ne ressens rien à part que cette femme est inconsciente, qu’elle n’est occupée qu’à son occupation : elle lit. J’ai envie de crier, mais rien ne se passe. Et en général c’est au moment où elle relève la tête vers moi que je me réveille en sursaut. »
Le psy lui a déjà fait travailler sur les mots suivants : lit, mère, eau. Mais rien ne vient. Il a la serrure cette fois, mais pas la clé. Son songe reste clos à toute ouverture.
En pensant à tout cela, il repense au jardin du Luxembourg où il allait avec sa mère. Elle pouvait rester des heures à l’attendre alors qu’il jouait avec d’autres enfants ou qu’il actionnait son bateau électrique sur le bassin. Elle l’emmenait parfois au manège de chevaux de bois où il fallait attraper des anneaux avec une tige de fer. Tiens, comme quand on apprend à mettre une clé dans une serrure. Il faudra qu’il en parle à son psy.
Il continue à penser à cela et se détend de plus en plus. Ah ! L’âge de l’enfance. L’insouciance !
Il se revoit piquant une crise car il fallait rentrer à la maison, sa mère le tirant par la manche alors qu’il se roule dans la poussière :
– Mais mon chéri, c’est l’heure ! regarde, ils ferment le parc.
– Non ! J’veux pas ! J’veux rester !
Une grosse voix s’approche :
– On ferme le parc ! on ferme !
– Excusez-le Monsieur, je ne sais pas pourquoi il fait ça. D’habitude…
– Ne vous inquiétez pas Madame.
Les voilà sur le trottoir, Maman le retenant. Le monsieur du parc repousse l’immense grille et referme avec un trousseau de clés aux dimensions de son chagrin.
Ça l’inquiète cette image de la grille qui se referme… les clés du Luco…
Il s’endort, fatigué par tant de souvenirs et rêve. Toujours cette femme qui lit, toute cette eau. Mais cette fois elle relève la tête et le regarde droit dans les yeux. Il croit d’abord que c’est sa mère, mais très vite le visage rajeunit : c’est une petite fille. Celle du bassin de son enfance. Il l’avait oublié… Marilène.
Elle bouge les lèvres, dit quelque chose : « Je m’en vais ». Il se réveille d’un bond. Il sait pourquoi il ne voulait pas quitter le parc : il ne voulait pas que Marilène déménage ! Il ne voulait pas qu’elle le quitte ! Il voulait lui dire je t’aime ! Il voulait que les grands comprennent…
Il se lève en hurlant : « Laissez-la moi ! », ouvre son armoire de collection de clés et balance tout à terre. Il hurle, s’agite mais se défoule aussi. Il n’a plus besoin de tout ça maintenant. Il shoote dans les clés comme un gosse dans une flaque d’eau et rigole, rigole comme un fou. Il est libéré. Il a ouvert la serrure de sa vie.
▶ Géraldine.B participant.e aux ateliers d’écriture que nous proposons.
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