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Les agrumes

« Lire, c’est boire et manger. L’esprit qui ne lit pas maigrit comme le corps ne mange pas. »

– Victor Hugo

 

 

Le lendemain, j’observais mon père, déboussolé, l’air hagard mais qui tenait absolument à me préparer le même petit-déjeuner qu’à l’accoutumée. Tous les jours de la semaine il me préparait du pain, toasté et doré dans le beurre fondu qui crépite dans la poêle, le tout recouvert d’une confiture de fraises dont lui seul avait le secret, un yaourt à la vanille d’un fermier de Picardie, des noisettes ou des noix fraîchement extraites de leurs coques et pour finir un jus de fruits pressés. Il mettait un point d’honneur à me presser un jus frais chaque matin.

« Ce sont d’excellentes vitamines, disait-il en chantonnant. »

Sauf que ce jour-là, les agrumes entreposés dans la cuisine avaient le goût amer du départ soudain, terrifiant et lâche de ma mère hier soir. Comme si le chagrin s’était abattu sur les fruits de la même façon que sur notre famille.

Et Papa s’affairait à me préparer un jus sans faire montre de rien. Des citrons durs et secs comme l’amour de ma mère, des oranges au goût âcre de pourriture et un pamplemousse ratatiné, qui ressemblait à s’y méprendre au cœur serré de mon père en ce matin-là. 

Je l’avalais d’une traite sans dire mot.

On était en Juin, le 19. Nous étions dimanche. Le soleil brillait et pourtant je grelottais. Ma mère était partie la veille, elle avait passé la porte sans un regard pour nous, elle était partie faire une course de rien du tout et elle n’était jamais revenue. 

Je me retenais depuis plusieurs minutes de ne pas rendre mon petit-déjeuner, complètement contaminé par ce jus avarié. J’avais en bouche le goût de l’abandon. C’est à ça qu’elle ressemblerait pour moi désormais ma mère. À un vieux jus dégueulasse, aussi amer que rance, avec la saveur de la couardise et de la lâcheté.

D’habitude, le dimanche nous allions faire du vélo tous les trois dans la campagne. J’adorais notre maison et sa façade en brique rouge, collée à la maison des voisins. Les vélos étaient toujours posés derrière la maison. D’abord celui de Papa, ensuite celui de ma mère et pour finir le mien. Chaque dimanche, nous prenions le chemin qui longeait l’Ouanne à deux coups de pédale de la maison. Et chaque dimanche, nous allions un peu plus loin.

Ce dimanche 19 Juin 1988, nous n’avons pas pris les vélos. Ils sont restés les uns sur les autres pendant de longues semaines. Ce dimanche 19 juin 1988, Papa est resté les bras croisés, sur le perron du devant de la maison, son chapeau vissé sur la tête, en regardant au loin. J’avais bien compris qu’il attendait ma mère. 

Je venais tout juste de fêter mes 5 ans. Je ne devrais pas avoir de souvenirs aussi précis de tout cela, et pourtant chaque seconde, chaque minute, chaque heure de ce dimanche 19 juin 1988 resteront à jamais gravées dans ma mémoire. Ce jour-là, le soleil s’est couché à 21 h 35 dans notre petit village de Bourgogne et il a emporté avec lui tout espoir du retour de ma mère. Papa semblait avoir compris, admis et accepté qu’elle ne reviendrait pas. Qu’elle ne reviendrait plus. Plus jamais.

Il restait encore quelques jours d’école, Papa m’y emmenait, tous les jours, comme à son habitude. Ce lundi 20 juin 1988 était d’une tristesse sans nom pour nous deux. Les vacances étaient dans 10 jours, et je ne pensais à rien d’autre qu’à ma mère qui était partie. Sans un mot. Sans un baiser. Sans un regard.

Ce jour-là, je disais à Papa de ne plus me faire de jus d’agrumes.

Et je n’en ai plus jamais bu.

Auteure – Tiphaine Carles

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