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Nouvelle collective - Le tableau 1

Nouvelle collective

Le tableau

Auguste

La faim lui tiraille le ventre, il observe son visage émacié́ dans le bout de miroir qu’il tient d’une main légèrement tremblante, alors que l’autre applique d’un geste précis quelques couches de peinture sur la toile.
Il y a cette faim et cette rage ancestrales en lui, qui ne le quittent jamais, qui lui rappellent à tout moment sa condition d’homme pauvre.

Le voisin rentre ivre, claque la porte si fort que les murs tremblent, la cloison de la chambre de bonne a l’épaisseur du papier mâché́. Bientôt l’ivrogne commencera à chanter, et il ne pourra plus terminer sa peinture, alors il se contentera d’un fond de gamelle en guise de repas. Le soir, sous les toits, la nuit arrive vite et sa froideur vous enveloppe d’un manteau d’acier. Auguste pose son pinceau, sort sa seule bonne chemise du placard, et raccommode un bouton. Demain, le professeur le plus important des Beaux-Arts devrait inspecter les travaux des élèves. Cette nuit, quand le voisin finira par s’endormir, il devra, à la faible lueur d’un cierge volé après la messe à Saint-Sulpice, finir cette peinture. Pour que le professeur le voie, pour qu’on le remarque enfin.

Enfance de Joël et Pilou à l’institut

1965 : Joël regarde les dalles du plafond en comptant le nombre de lignes qui y sont placées. Le nez en l’air, il ne prête pas attention au vacarme ambiant de la classe. Les élèves y sont agités et attendent le professeur… Soudain, une main gifle son visage le sortant de sa torpeur rêveuse. Simon, un gamin diagnostiqué avec un retard mental pousse des vrombissements incompréhensibles et bat ses bras dans le vide, le regard affolé. Joël décontenancé ne sait comment réagir. L’individu ventripotent se dirige de nouveau vers lui, le menaçant d’une nouvelle collision. C’est à ce moment qu’un bras s’interpose et repousse calmement Simon. Pilou, un garçon avec une coupe infâme, grand et massif, cancre du fond de la classe, forme une barrière humaine. Sa présence à l’institut est un mystère. Mise à part sa naissance dans de drôles de circonstances, au fond d’une cuvette, il n’a pas les mêmes difficultés que les autres garçons.

Joël qui de nature préfère éviter le contact avec les autres, se sent rassuré par sa présence calme et bienveillante. Pilou, lui, qui semble ne jamais s’intéresser à rien, a toujours été interpellé par l’attitude de Joël. Dans la lune, ses yeux passent de gauche à droite comme s’il lisait un récit que personne d’autre ne comprenait. Tu devrais changer de lunettes, cela t’éviterait des accidents lui dit Pilou. Joël ne répondit pas. Et tu ne devrais pas te laisser faire comme ça par les autres. Dans la vie il faut se défendre sinon tu te fais bouffer.

Joël reste mutique. Bref je retourne à ma place.

– Tâche de baisser le nez la prochaine fois.

– 88 s’exclame alors Joël.

– Hein ?

– Il y a 88 lignes dessinées sur le plafond de la pièce.

Pilou le regarde un instant songeur.

– Et il y a combien de fenêtres dans l’institut ?

– 247.

– Et combien de carreaux ?

– 2889, car il y en a un de cassé.

Pilou reste un instant silencieux et lui dit « ça te dirait de venir pêcher après les cours ? Mon vieux a un chalut et il n’y est presque jamais. Il est trop occupé à boire des coups et à foutre des torgnoles aux autres. »

Joël qui n’avait jamais été pêcher lui répond oui et se retourne sans une émotion.

À partir de ce moment-là, ils ne se quittèrent plus.

Pilou qui avait connu la violence très jeune était protecteur avec Joël. Et Joël lui, lui montrait des univers insoupçonnés. Comme la fois où il lui avait fait découvrir sa collection de papillons. Les murs de sa chambre étaient couverts de couleurs et de formes inattendues. Joël économisait ses mots, ce qui convenait très bien à Pilou qui n’était pas un fondu des conversations. Ils passaient leurs après-midis ensemble à pêcher pour Pilou et à lire pour Joël, les jambes battantes dans le vide au-dessus du ponton. Ils exploraient les moindres recoins de l’institut et Pilou retenait assidûment un carnet où il retraçait toutes leurs découvertes.

Joël ne s’intéressait jamais aux cartes élaborées par Pilou mais semblait fixer des détails des recoins de certaines pièces ce qui échappait complètement à Pilou. Toutefois il avait appris à décrypter son langage et était l’un des seuls à communiquer avec lui.

1966 : Joël eut une nouvelle crise. L’angoisse montait dans sa poitrine. Il sent qu’il s’asphyxie. Il se balançait d’avant en arrière dans un balancement répétitif, mais rien ne l’apaisait aujourd’hui. Il commençait à se cogner la tête contre le mur en marmonnant des équations. Le professeur tenta de le prendre dans ses bras pour tenter de le contenir mais il se mit à crier. « Pie plus douze sur la racine carrée de 36 d’après la fonction exponentielle… ».

Quand il sent une main sur son épaule, il se retourne et voit les yeux clairs de Pilou, il inspire un instant. Comme à chaque fois qu’il a ses crises, Pilou l’emmène dans le bureau du directeur. La secrétaire l’accueille et l’installe face à Caldel qui marmonne dans sa barbe.

Le directeur a développé depuis quelques mois la maladie d’Alzheimer. Sans famille, sans attache, le personnel de l’institution a décidé de le garder entre les murs de son bureau où il gambade en peignoir durant de longues heures. C’est le seul endroit où il semble être maintenant en vie. Le reste du temps il végète à moitié endormi, recroquevillé dans un fauteuil roulant.

Joël aime ce bureau où l’ambiance feutrée semble absorber les sous. Il aime la bibliothèque où les livres sont rangés par auteur et surtout par ordre de grandeur. Enfin, ce qu’il préfère c’est le tableau au-dessus du bureau de Caldel. Encadré par un bois massif, une forêt y est représentée. Joël aime y compter les arbres. Le décompte est pour lui la traversée d’un tunnel qui lui permet de sortir du monde de ses émotions.

Aujourd’hui Caldel parle à propos du tableau en répétant « les autres sont là. La clé. La clé. Les autres. Les autres. Le tableau. La clé. La clé oooooh ! Les tableaux des autres. »

Joël n’y prête pas attention mais une idée s’insinue en lui. S’il calcule la distance entre les arbres, il existe un nombre défini de centimètres entre chacun d’eux. Cet espace est somme toute trop symétrique pour être le fruit du hasard. Alors il compte et décompte. Jusqu’à ce qu’un nombre se dessine devant ses yeux. « La clé du code. La clé du code. Les autres. Les autres. Les autres. La clé. Héhéhé. »

Caldel se dirige vers la bibliothèque où se trouve un coffre-fort. Joël le suit impassible et compose le nombre qu’il vient de trouver. Caldel trépigne et saute sur ses pieds, tape dans ses mains et crie « Là ! Là ! Le tableau ! » Joël tombe alors nez à nez avec des documents cachetés.

Infirmière sans aucune éthique

Annette rentre chez elle aux petites heures du matin après une nuit épuisante à l’institut. Sa boîte à lettres défoncée est vide et une forte odeur d’urine flotte dans l’ascenseur. Tendue malgré la fatigue physique, elle a besoin d’un truc pour s’endormir. L’armoire du service était fermée à clé, ils doivent se douter de quelque chose. Résultat, elle doit taper dans sa réserve perso pour ce soir.

Elle ferme les fenêtres, attrape un reste de barrette et un briquet et s’assied sur le canapé affaissé. Déchire une clope et attrape une feuille de papier à rouler. La première bouffée ne la détend pas d’emblée. Putain de boulot, trop de stress, pas assez d’infirmières pour trop de patients.

Son portable vibre. Pilou. Elle hésite à décrocher, jette un coup d’œil à son planning. Ce n’est pas sa journée, il a dû se tromper.

  • Allô.
  • Salut Annette, ça va ?
  • Non, je suis crevée. On devait se voir ce week-end.
  • J’avais envie…
  • Oui ben tu fais comme moi, tu as une main droite ?
  • Oh non, t’es vache là…
  • Sérieux, Pilou, j’ai envie de dormir seule. Salut, on se voit samedi.

Elle raccroche en levant les yeux au ciel. L’esprit embrumé, elle repense à ce type. Quel regard, bon sang ! Et ses mains ! Elle l’a trouvé gisant par terre dans une mare de vomi, en plein coma éthylique. Il a eu de la chance de tomber sur elle. Une fois tiré d’affaire, il a déclaré être informaticien. Peu importe le métier pourvu qu’il y ait l’ivresse ! Impossible de retenir son prénom.

Un coup d’œil à sa montre : 5 heures. Le joint est éteint. Quelques heures de sommeil devant elle avant de préparer la farandole de desserts pour ses collègues. Elle compte bien en offrir à ce type et lier connaissance, ou plus si affinité. Pour un peu, elle glisserait une bague dans le gâteau au chocolat.

Lester

Lester est enfermé depuis deux jours dans sa chambre de New York City.

Il devient fou, saccage tout. Puis fait face au silence du fracas.

Il a soif et s’allonge, mort de terre.

Son père entre avec son meilleur ami. Ils le soulèvent jusqu’à l’avion, où il comate encore.

Il se réveille en France, pris en charge par les blouseux de Pithiv.

Le cauchemar ne ferait que commencer s’il n’était en émoi devant l’infirmière qui lui tend un verre :

– D’eau.

– C’est du poison. T’as raison, que j’en finisse !

– Finisse avec quoi ?

– Ben, cette histoire qui me lasse.

– Noyé dans un verre d’eau ou de djinn, quelle différence ?

– Toi !

Puis il l’embrasse.

L’infirmière, Pilou et le génie

Annette retournait à l’Institut après avoir pris l’air, comme chaque midi, en croquant dans la pomme qu’elle avait subtilisée sur l’étale du primeur près de la poste. Elle était très attentive à changer d’étale chaque jour. Elle s’apprêtait à jeter le trognon par une fenêtre ouverte quand elle remarqua un corps affalé sur le trottoir.

Ça sentait la pisse et le vomi. Une bouteille vide d’un mauvais whisky était posée, étonnamment intacte, à quelques centimètres de la tête du jeune homme. Il était jeune, ou le paraissait. Pâle, maigre, les cheveux graisseux, les mains couvertes d’écorchures.

 

Un véhicule de la police municipale s’arrêta et deux policières en sortirent. Cela la fit frissonner. Elle aimait les figures d’autorité, réelles ou bien déguisées. Elle aimait les menottes. Après une courte discussion, elles se saisirent de l’homme et l’installèrent à l’arrière de la voiture, où elle s’installa également. L’Institut était à 2 minutes et le jeune se retrouva rapidement dans une chambre de repos, lavé et presque rafraîchi, vêtu d’une simple blouse, attaché néanmoins par des sangles de sécurité, une aiguille dans son bras lui injectant de quoi nettoyer son système.

L’infirmière était très satisfaite. C’était une belle prise, inattendue et sans défense. La lettre d’admission à l’Institut, soigneusement pliée dans la poche de la veste, avait convaincu les policières. Il y a parfois de belles coïncidences.

Elle se rapprocha du lit, écarta la blouse pour que les attributs soient bien visibles, puis retourna s’asseoir juste en face. Elle glissa la main entre ses jambes et commença lentement à se faire chavirer. Elle était presque arrivée là où elle voulait aller quand elle remarqua que le garçon la regardait d’un air autant hébété que lubrique. Elle sourit et continua de plus belle.

– Mais, qu’est-ce que c’est ?, dit-il.

– Ce n’est rien, elle fait toujours ça, puis elle mange un gâteau, dit une voix masculine alors que la porte se refermait.

– Ah Pilou, tu arrives au bon moment, gémit l’infirmière.

Elle se cabra, serra manifestement les dents pour ne pas laisser échapper un quelconque son, puis expira longuement tout en libérant sa main.

– Bonjour monsieur. Bienvenu à l’Institut. Laissez-moi vous couvrir un peu mieux.

Le jeune avait été clairement sensible à la scène.

– Il ne faut pas faire attention. Elle ne peut pas s’en empêcher. Elle ne veut pas d’ailleurs. Parfois, je l’aide. C’est agréable. Tu devrais essayer. N’est-ce pas qu’il devrait essayer ? Je suis Pilou, dit Pilou, sans respiration ni ponctuation.

– Tu exagères Pilou ! Je sais ce que j’aime et ce qui me fait du bien, c’est tout. Je suis plus honnête que la plupart des gens, et je ne me cache pas. Je ne t’ai pas entendu te plaindre je crois, répondit-elle.

– Non, ça me va. J’ai déposé les crevettes à la cuisine. Elles sont super fraîches. J’ai très envie là. Tu peux me requinquer comme tu sais le faire ?

– Devant le nouveau patient ? Je ne sais pas… C’est peut-être sauter les étapes.

Le jeune homme, assommé par ses excès de la veille et le cocktail médicamenteux qui coulait dans ses veines, regardait successivement Pilou et l’infirmière, qui avait commencé à se déshabiller. Il avait l’air de ne rien comprendre et n’arrivait plus à sortir un mot, comme si sa courte phrase avait épuisé sa réserve de vocabulaire. Son système nerveux autonome était par contre parfaitement fonctionnel et une fière bosse tendait la toile de la blouse.

L’infirmière, nue et sautillante, alla s’asseoir sur le jeune homme et, se tournant vers Pilou, susurra « Tu viens ? »

Plus tard, ce soir-là, Pilou, après avoir quitté Joël qui devait se coucher, se retrouva devant le tableau. Le jeune homme y était aussi, avachi dans le fauteuil de Skaï. Il avait l’air moins bête. La chimie faisait son effet.

– Tu vois, dit Pilou, sur le tableau, toutes ces lignes, c’est nous trois tout à l’heure, tout mélangés. Je vois ça. Joël, lui, il voit autre chose.

– C’est qui Joël ?, demanda le jeune homme.

Un policier à Pithiviers

Frank a toujours détesté le mois de novembre, et cette haine des longues journées d’hiver s’est même empirée depuis son arrivée à Pithiviers. Il haïssait cet endroit trop tranquille de la France moyenne, où les retraités, souvent nés ici, ressassent sans cesse “le bon vieux temps”, et critiquent une société lugubre dont ils ont pourtant posé eux-mêmes les fondements.

À l’institut, les journées, toutes similaires, sont interminables. Fait rare, depuis quelques semaines, une mystérieuse affaire de vol de matériel informatique est venue perturber ses journées. L’école, le collège et lycée de la ville ont été dépouillés. Le préjudice, estimé à plusieurs milliers d’euros, avait justifié la mise sur écoute de l’un des principaux suspects, un étrange ado d’origine américaine, arrivé dans la ville quelques semaines plus tôt. Petit génie de l’informatique, ce dernier était interné dans l’institut Caldel pour soigner une alcoolémie précoce. À 19 ans. Tout un programme.

« Cultivez un jardin, je ne sais pas moi… retrouvez le bonheur d’avoir les mains dans la terre par exemple ». C’est ce que lui avait dit le patron quand Frank lui avait remis son insigne et son calibre 20. Abruti. Ses mains il les a bien enfoncées dans la terre de Pithiviers autour d’un plant de tomate. C’est pas le bonheur qu’il a trouvé mais l’odeur de l’engrais. Ça sent la merde.

Frank se relève et frotte ses mains terreuses sur son treillis. Il se racle et la gorge et crache sur les carottes. Voilà. Une vie passée à se donner corps et âme à la PJ de Paris et Frank se retrouve dans l’institut Cladel, pourri et entouré par les culs terreux de Pithiviers. Merci l’institution. Drôle d’idée de la justice ! Il ravale sa rancune et traverse son potager de part en part en écrasant les légumes sous ses rangers. Sur le chemin du PMU, il laisse derrière lui la traînée juteuse des tomates imprégnant ses semelles.

C’est vrai. Il le reconnaît ! Il a commis quelques exactions. Ça arrive de fracasser la gueule d’un merdeux en interrogatoire non ? Arrivé au comptoir, il commande deux shots de tequila et une pinte de brune. Le patron rougeaud le regarde un peu surpris en posant les verres sur la table. Frank pose ses coudes sur le comptoir et se frotte l’arrière du crâne. C’est vrai, il a eu quelques petits soucis de cocaïne mais bon… de là à parler d’addiction. Il fallait rester sérieux. Un usage purement professionnel. Fallait bien quelqu’un pour boucler les dossiers de dernières minutes, non ? Une simple question d’efficacité. Frank enfile les shots dans son gosier et tape sur le comptoir du plat de la main pour réclamer la suite. Le patron marmonne quelque chose qui ressemble à « ilcommencetotsajournéesuici » et lui donne sa pinte.

– Ça t’arracherait la mâchoire de dire merci ?, aboie Frank d’une voix caverneuse.

– Ah mais c’est moi qui te sers fils donc bon… il me semble que c’est l’inverse en général, répond le patron en balançant son torchon sur l’épaule.

S’il y a bien une chose que Frank déteste c’est de sentir con.

– J’ai commandé… faut dire merci quand un client commande !

Il finit sa pinte et sort du PMU en roulant des épaules sous le regard circonspect du patron. Le flic se retrouve sur la place du village. Il erre, les mains posées sur sa ceinture en posant ses yeux plissés sur les habitants de Pithiviers.

C’est l’arrivée du shérif. Il s’amuse à suivre une grand-mère qui sort du casino.

C’est ça… comme si le caddie était rempli de sacs à patates. Il y a de la coke là-dedans. Il a du pif pour ça. Deux autres énergumènes traversent la place. Frank allume une cigarette. Un grand gaillard et son pote freluquet. Le binoclard parle en continu et l’autre armoire à glace prend des notes. Frank abandonne la grand-mère et part à leur poursuite. Ça c’est une équipe de braquage. Ils préparent un coup tous les deux ! C’est sûr. En les pistant, il tire tellement fort sur le mégot de sa cigarette qu’elle se consume entièrement et lui brûle le bout des doigts. Il entend « tableau—— institut——-vol » Bon sang ! Il a vu juste. Du pif, il a du pif ! Frank s’élance et attrape le dos de la veste du gaillard et le tire en arrière.

– À genoux ! À genoux ou je te brise les dents !

À côté le binoclard se roule en boule sur le sol sous le regard inquiet de son ami.

– Bah alors, il a quoi ton petit copain ?, lance l’ancien flic avec un sourire narquois.

L’incident attire une troupe de badauds se regroupant autour de la scène. La tension monte. Armoire à glace repousse Frank violement.  Frank porte la main à sa ceinture mais se souvient de la perte de son regretté calibre 20. Quelle tristesse… tant pis il le terminera à mains nues. Frank lève le poing et s’apprête à plonger sur son adversaire quand une jeune femme en blouse blanche s’interpose entre eux. Il s’immobilise désarçonné. La jeune femme lui plante une seringue sur le bout du nez. Le policier tombe raide sur les pavés. Tout devient noir.

Sobriété

L’année suivante, sevrage en poche, le sourire frais se fige lors de l’éloge du directeur. Il y a dans le bureau ce tableau dont Joël lui avait parlé.

« Holy Shit ! »

C’est bien vrai, dans le coin en bas à droite, la géométrie, celle du reflet dans l’eau, elle pourrait déceler bien des ressources pour son dernier codage. Comme une illustration de sa folle série de chiffres.

Est-ce le manque qui crée le mirage ?

Ou son esprit autiste d’informaticien qui tourne en boucle ?

Ou encore l’influence de Joël qui compte tellement pour lui, aujourd’hui ?

Enquête

Voilà un an que Frank avait mis sur écoute Lester, il avait décidé de passer à l’action. Armé de son vieux manteau en cuir, ce dernier passa le pas de la porte et enfourcha sa moto, direction la place du village. C’est depuis cet endroit que le petit génie – ou ce grand délinquant – avait l’habitude de téléphoner à ses contacts. La place, ornée de quelques platanes mal entretenus et entourée d’un PMU et d’une boulangerie, jouxtait le Square Pivert, qui ferait office de parfait lieu d’observation.

Frank s’assit sur un banc, et n’eut pas à attendre longtemps avant l’arrivée de sa proie. Grand, très fin, cet ado blond aux cheveux longs mal coiffés et au regard perçant détonnait dans le décor, avec ses sneakers hors de prix et sa casquette des Knicks.

Les coups de fil se multiplient, la culpabilité de sa cible ne fait aucun doute. Pestant déjà contre le rapport qu’il devrait rédiger en rentrant au commissariat, le policier tend l’oreille et tente de retrouver sa concentration au moment où l’Américain prononce le mot “tableau” pour la troisième fois en moins d’une minute. Sa tête le fait souffrir. Le manque de cocaïne se fait déjà ressentir dans tout son corps. Cela ne fait pourtant que 48h que Franck n’a pas touché à la poudre magique. Reprenant ses esprits, et retrouvant son instinct de chasseur, il ne rate pas une miette de la fin de la conversation.

Un tableau, qui semble détenir un mystérieux secret, semble être l’objet de toutes les convoitises. Le petit génie parle d’équation, de voyage en Amérique, et même de l’institut Caldel. Si Franck ne parvient pas à remettre les pièces du Puzzle dans le bon ordre, l’une d’elles retient particulièrement son attention, bien que prononcée dans un français approximatif.

80 000 euros. Telle serait la valeur du tableau.

« C’est ma porte de sortie, mon parachute doré à moi », se dit Franck. Endetté jusqu’au cou, sous la menace de son dealer, il était arrivé à un point de non-retour. Abandonnant toute conscience professionnelle, le vieux policier prit en filature le jeune garçon, qui remontait déjà le chemin en direction de l’institut.

À l’angle d’une rue déserte, il décide d’accélérer le pas pour se retrouver à quelques mètres de l’américain. L’action est brève : En moins de temps qu’il ne faut pour respirer, Franck se jette sur le jeune garçon et le plaque contre le mur.

« Je sais pour les PC. Je sais que c’est toi. J’ai toutes les preuves avec moi. Mais on peut s’arranger. Ramène-moi le tableau dont tu as parlé dans ton dernier appel, demain au Square Pivert. Si tu le fais, j’efface les preuves. Le temps que mes collègues reprennent l’affaire, tu seras déjà retourné dans ton pays. Demain, 9h, le tableau, au Square Pivert. »

L’ado n’a pas le temps de placer un mot, le policier s’est déjà enfui. Interloqué, le regard vide, il n’a pas compris la moitié des mots prononcés par cet homme.

Perdu dans ses pensées, au volant de sa moto, Franck décide de rentrer chez lui, il est à peine 11h du matin.

Le TABLEAU

Le tableau. Non pas remarquable par ses dimensions, somme toute modestes, ni par la représentation même de ce paysage de sombres forêts sous une lumière pâle d’hiver ; mais par la vision totalement différente qu’en avaient eue les protagonistes de notre histoire :

Calixte Delbosq, dit Caldel le roi de la cambriole, avait été le premier à sentir son regard happé par le tableau. Il y voyait de belles liasses de billets de banque craquants lorsqu’il avait identifié la signature d’Engerand Paudelard masquée sous une seconde couche de pigment, dans le coin droit du tableau, tout près d’un étang dont l’eau semblait presque rouge. Dans le droit fil des maîtres italiens, Engerand Paudelard avait peint le tableau au tout début du dix-septième siècle, et lui ou quelqu’un d’autre, avait recouvert les sombres forêts d’une scène pastorale d’un niveau très banal.

Auguste, bien des années après, avait entrevu sur la toile les formes géométriques complexes, entrelacées avec les arbres de la forêt comme autant de verticales abscisses. Il avait surtout déterminé que du sang était présent partout dans la composition des pigments utilisés pour peindre la première couche du tableau sans jamais comprendre la raison qui avait pu pousser le peintre à utiliser du sang.

Joël, encore plus tard, avait patiemment relevé les points de l’équation géométrique issue des ensembles de formes dispersés sur le tableau, comme masqués sous les frondaisons savamment orchestrées. Cette équation, Joël l’avait en tête depuis son plus jeune âge mais n’avait pas compris son utilité jusqu’à ce tableau. Pilou, son ami et aussi l’unique humain à le comprendre au-delà des mots qu’il ne prononçait pas, avait tout noté comme toujours. Joël pensait que c’était une porte vers ailleurs. Pilou avait noté, pas vraiment convaincu mais toujours confiant dans les élucubrations de son génial ami.

 

Et vous, que pensez-vous de ce tableau ?

Nouvelle collective - Shinning

 


La nouvelle collective a été réalisé dans les ateliers d’écriture que nous proposons.
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