fbpx

Traitement du langage chez Valérie Mréjen

Trois courts textes de Valérie Mréjen forment un triptyque et interrogent le rapport à la matière biographique ainsi que le traitement du langage :

Mon grand-père, 1999

L’Agrume, 2001

Eau sauvage, 2004

Portrait de Valérie Mréjen

Diplômée de l’École d’Arts de Cergy-Pontoise, Valérie Mréjen explore différents territoires d’expression artistique : vidéo, cinéma, photographie, écriture. Quel que soit le média d’expression, sa matière principale est la source autobiographique. Lors d’une exposition de sa démarche au Jeu de Paume, ses courtes vidéos réalisées depuis 1997 ont été présentées. Il s’agit de plans-séquences au cadre fixe et épuré mettant en jeu des situations banales, d’infimes incidents et des anecdotes cruelles et étranges. Les scènes ne sont pas improvisées mais écrites. Elles permettent de questionner nos échanges du quotidien formés de lieux communs, de non-dits et de malaises. Elle pointe du doigt les dysfonctionnements du langage à travers la distance des comédiens.

Elle ne craint ni le banal, ni le vide. Elle leur donne même une dimension comique alternant absurde et tragi-comique.

L’artiste peut entraîner une gêne chez ses lecteurs ou spectateurs mais elle agit en toute bienveillance en maintenant un rapport critique à ses propres écarts et travers.

« Tous ces gens… Tous ces corps, ils respirent. Ils ont tous des choses à faire. Ils habitent quelque part. Toutes ces existences. Chaque nom, chaque histoire, tous ces souvenirs d’enfance. Les visages, les vies côte à côte. Les transports en commun, les concerts, les bureaux. Toutes ces langues que je ne comprends pas. Tous ces endroits où je n’irai jamais ». –Valérie Mréjen

L’écriture de Valérie Mréjen

Observatrice, elle mène le lecteur à une prise de recul par rapport à ses propres tendances. Ses textes sont pleins de tendresse. Cependant, elle crée une mise à distance laissant s’immiscer l’étrange ou l’humour. Elle nous permet de marquer une pause dans la vie et de nous dire « Tiens, c’est une situation cruelle ! », « Ca alors, j’ai vécu un instant d’étrangeté. » A travers la finesse de son écriture, elle rend hommage à la banalité de la vie (et sa vacuité). Elle met en lumière les discordances et contradictions de tous les jours. Elle ne pose pas des clichés pour les juger ou les condamner. Les clichés lui servent à questionner le sens qu’il y a derrière. Elle creuse les clichés pour en extraire le sens et la profondeur des sentiments.

Mon grand-père, 1999

Traitement du langage chez Valérie Mréjen - Mon grand pèreCet ouvrage parle du grand-père de la narratrice mais pas seulement. Le grand-père est le point de départ à une galerie de portraits de famille. L’intime est présent dès les premières phrases « Mon grand-père amenait ses maîtresses chez lui et faisait l’amour avec elles en couchant ma mère dans le même lit. » Le tabou est posé non pas pour neutraliser le trauma ou se complaire dedans. Non. Le tabou est posé pour pointer du doigt l’étrangeté de la situation et mieux la souligner à travers un ton faussement neutre.

Une seule phrase pour rassembler deux événements qui devraient être séparés. Le participe-présent crée l’effet de simultanéité et de réunion spatiale. Qu’aucun adjectif ou adverbe ne vienne juger ou condamner le texte semble participer d’une banalisation de l’événement. Et pourtant, il est placé en ouverture du récit. Cette neutralité feinte génère un malaise et, dans un deuxième temps, un effet comique. L’étrange est visible. De cette première phrase du premier paragraphe découle le résumé biographique de la vie de la grand-mère, sans mentionner la mère une seule fois. C’est volontairement déroutant. Un épisode répété est présenté avec la première phrase. Il marque le souvenir. Et puis, les événements s’accélèrent et se chassent les uns les autres. C’est un jeu de rythme qui rappelle clairement celui du cinéma. La conclusion de ce chapitre ne vise pas à minimiser la tristesse du grand-père lors de la mort de Lolotte mais à mettre sur le même plan deux douleurs et leur manifestation visible. La mort du chien aura autant marqué le grand-père que la mort de sa compagne. C’est un rire grinçant que cette phrase provoque. Et pourtant, dans la vie n’arrive-t-il pas que l’on accorde plus d’importance à des événements d’une apparente moindre dimension ? Valérie Mréjen pose la question de nos comportements aussi absurdes puissent-ils sembler. Le texte est court. Le premier paragraphe est le plus long. Mais ensuite, les paragraphes tiennent en une à 7 lignes. Ils ressemblent à une collection de micro-instants et d’instants répétés. Leur enchaînement par effet d’assemblage thématique permet de reconstituer les comportements et traits de caractère des personnages.

L’Agrume, 2001

Traitement du langage chez Valérie Mréjen - l'agrume

Les manies, les habitudes et les étrangetés de Bruno sont collectionnées par une narratrice alors fascinée par lui. Chaque bref paragraphe raconte un moment d’une histoire d’amour. Au lieu d’agir par effet de resserrement intime entre les deux personnages, le texte agit par effet d’éloignement. Plus la narratrice se rapproche des éléments d’intimité, plus l’écart se creuse entre eux. Ce texte génère le portrait indirect et discret de la narratrice. On la découvre très observatrice et attentive à l’autre. Si le ton du récit prend l’allure d’un détachement, c’est trompeur. L’aspect « collecte de souvenirs » dans le moindre détail met en lumière tous les signes de l’attachement.

« Il pliait les torchons, empilait ses vêtements sur la chaise de bureau, alignait ses chaussures, il n’aimait pas froisser les choses. Il repliait le papier emballage du beurre côté huileux dedans pour ne pas toucher le gras. Il enroulait les tubes de dentifrice à partir de la base comme les boîtes de maquereaux qu’on ouvre avec une clé. Pourtant, le bord du lavabo était le paradis des brosses à dents usées, des étuis en plastique, des savons ‘invités’, des bombes de mousse aérosol. [Il n’osait pas faire la poussière, il préférait la voir s’accumuler. Il trouvait ça beau. » – L’agrume, Valérie Mréjen

Là où l’auteur est habile, c’est que, dès le premier paragraphe, elle met le lecteur en alerte et en garde son personnage : « Nous étions assis sur un banc près des Halles, sous une espèce de pergola en bois. Il faisait bon. Il m’a dit je ne t’aime pas. » Mais elle parvient à infuser un parfum (d’agrume ?) d’affection pour le personnage de Bruno malgré ses distances. Comme le personnage, le lecteur, est pris dans ses filets puisque tout le récit ne s’articule qu’autour de lui.

Eau sauvage, 2004

« Tu n’es pas vieille, ni estropiée, ni demeurée, tu es jeune, belle, intelligente. Il y en a qui naissent avec une main coudée, une oreille là, la mâchoire de travers, un bras tordu. Voilà les vrais problèmes. Toi tu n’es pas comme ça : tu as deux oreilles, une bouche, un nez. Tu peux marcher sur tes deux pieds. Il y a des gens vont en chaise roulante. Toi, Dieu merci, tu es en bonne santé. Le soleil brille, tu peux sortir, respirer les odeurs, marcher dans la nature : tu devrais remercier le ciel.  […] Tu as la tête bien faite, équilibrée, tu es instruite. C’est essentiel. D’aucuns ont la cervelle atrophiée, un grain, les yeux qui louchent. Toi tu n’es pas droguée. Tu as de l’instruction, tu es bien. » – Eau sauvage, Valérie Mréjen

La force du dispositif de départ de ce texte réside dans cette focalisation sur le personnage du père et la manière dont il prend le dessus pour rediriger le récit vers l’auteur du texte (qui est aussi un personnage secondaire du récit). Ce n’est pas un « tu » qui s’adresse au lecteur. L’introduction de cette deuxième personne rappelle sans arrêt au lecteur, qu’elle est là, qu’elle est un regard sur son père et que, toujours, son regard lui est rendu. L’usage de la deuxième personne du singulier ne se systématise pas et tant mieux ; il aurait probablement créé un effet de saturation. Quand on quitte ce « tu » pour n’entendre plus que des bribes de monologue en boucle (car oui, ce texte, à la lecture, s’entend), on plonge directement dans les inquiétudes et obsession d’un père. Valérie Mréjen parvient parfaitement à transcrire un effet d’oralité sans être dans l’imitation pure. Elle gomme certains réflexes langagiers pour mieux mettre en valeur le rythme littéraire et la force du discours. Les courts paragraphes sont comme des vignettes qui traduisent un moment.

Ces trois textes se construisent sur une esthétique de la brièveté. C’est comme si chaque ouvrage constituait un tout dont ne pourrait rien ôter ou retrancher. C’est l’effet de surimpression que l’ensemble produit. Chaque paragraphe agit avec une image, une idée. Le suivant ne le chasse pas mais le renforce. Tout est question de resserrement de l’écriture pour parvenir à un concentré d’impressions puis à l’effet de palimpseste que l’enchaînement des textes produit.

⇨ A lire :

Mon grand-père, 1999

L’Agrume, 2001

Eau sauvage, 2004

A écouter

⇨ En atelier d’écriture Rémanence des mots [Interroger les thèmes ou l’esthétique de Valérie Mréjen] :


Retrouvez d’autres articles de conseils ici
Rémanence des mots est un organisme de formation et propose des ateliers d’écriture


 

Laisser un commentaire

En savoir plus sur Blog littéraire

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading