Anton Tchekhov, l’homme qui ne voulait pas être auteur
En France, on connaît davantage Anton Tchekhov pour ses pièces de théâtre (La Cerisaie, Les Trois sœurs, La Mouette, Ivanov, Platonov…), moins pour ses nouvelles. Pourtant l’auteur russe a publié de nombreux récits brefs, contes et nouvelles au cours de sa vie. Il faut savoir que son premier élan vers l’écriture est pécuniaire et récréatif.Jamais il ne croira mériter son succès et restera persuadé qu’après sa mort on l’aura aussitôt oublié. Tchekhov est mort en 1904. Son œuvre ravit toujours les lecteurs et a façonné de nombreux auteurs.
Les histoires dans l’enfance, les racines de la motivation littéraire
Anton Tchekhov, petit-fils d’un serf affranchi et fils d’un commerçant en faillite, naît en 1860 et ne connaîtra jamais vraiment la sérénité matérielle. Le besoin d’argent sera un leitmotiv et une motivation. Ses premières années se déroulent à Taganrog. C’est une alternance entre jeux d’enfants et sévérité paternelle (pour ne pas dire maltraitance). C’est dans son éducation, Pavel Egorovitch, le père du futur auteur, bat ses enfants à des fins éducatives. C’est sa manière à lui de manifester son affection. Cela n’empêchera pas Tchekhov de toujours garder une grande tendresse pour son père, même s’il écrira « Dans l’enfance, je n’ai pas eu d’enfance ». Très actif dans la communauté (activités paroissiales, membres honoraires de la police…), Pavel Egorovitch a aussi sa manière à lui de mener son négoce : arrangements et petites arnaques (méthodes transmises à ses fils).
Les enfants Tchekhov bénéficient, à cette époque, d’un cadre de vie propice au jeu et à l’éveil imaginaire. Ils profitent du jardin été comme hiver et s’inventent des histoires d’aventures. Leur mère alimente leur imagination en racontant son périple hostile à travers la Russie. Leur nourrice, quasiment un membre de la famille, partage des comptines et des récits populaires comme la sorcière Baba Yaga, l’histoire du navet géant ou des ours et de la petite fille.
A 8 ans, Anton et son frère Alexandre sont conduits chez leur grand-père par un ingénieur dans un chariot à bœufs. C’est une aventure bien réelle cette fois-ci ! Ils traversent la steppe du Dontez et s’émerveillent du paysage. Les deux enfants entendent les charretiers raconter des histoires drôles et inquiétantes de brigands à l’affût de marchands.
Le père entraîne ses enfants dans ses créations chorales pour l’église grecque. Alexandre, Nikolaï et Anton sont applaudis mais ce succès involontaire leur déplaît. Pour eux, c’est de l’exploitation ! Après la classe – ils sont inscrits dans une école grecque mais l’enseignement y est médiocre et les camarades féroces – les enfants Tchekhov rejoignent le magasin de produits coloniaux et travaillent auprès de leur père, parfois jusqu’à 23 heures.
Anton rejoindra ensuite le lycée russe où ses résultats seront moyens. Il sera cependant initié à des auteurs tels que Shakespeare, Pouchkine, Gogol, Goethepar le professeur de religion (à part dans ce lycée). Parallèlement, Anton suivra un apprentissage de tailleur. Il apprendra à confectionner des pantalons, malgré un manque évident de goût pour la profession.
C’est après avoir reçu des soins pour une péritonite que Tchekhov décide de sa vocation : devenir médecin.
Les premiers pas dans le monde de Tchekhov
Anton est souvent invité par la famille de son meilleur ami Andreï, lors de soirées musicales et de théâtre. Anton baigne alors dans un univers où sont évoqués des écrivains russes publiant des textes en feuilleton dans les journaux. Considéré comme une incitation au désordre, le théâtre est interdit au lycée, décision approuvée par Pavel Egorovitch qui ne mettra jamais les pieds dans un tel lieu, même quand les pièces de son fils s’y joueront. Pendant un an cependant, un inspecteur scolaire ouvert d’esprit, autorise une saison théâtrale – choix audacieux qui lui coûtera sa place. Tchekhov assiste à tous les spectacles, même après le retour de l’interdiction. Avec ses amis, ils se déguisent pour entrer incognito au théâtre.
Ce goût du déguisement donne lieu à des petits spectacles entre amis ou en famille. Anton a le sens de la mise en scène et sait provoquer l’hilarité chez son public. Ces petites pièces représentent les premiers pas de Tchekhov dans l’écriture. C’est à cette époque, par amusement et sans enjeu, qu’Anton écrit des saynètes (éphémères). Il ne restera aucune trace : Il les jette après la représentation.
Le monde, pour Tchekhov, c’est aussi celui des livres. Quand Taganrog ouvre sa bibliothèque, tout un monde s’ouvre à lui, aussi exaltant que le théâtre. Tout l’intéresse et il ne hiérarchise pas. Il passe volontiers de la littérature, à la philosophie, puis au livre scientifique. Schopenhauer, Gontcharov, Corneille, Humboldt… Il tombe sur les récits-feuilleton dans les journaux, d’écrivain dont la vocation est d’ « éduquer le peuple » et aussi des textes satiriques. Il goûte à tout ce qui s’écrit que ce soit créatif, récréatif ou instructif (ou les trois dans certains cas). On peut facilement conclure que le futur écrivain façonne peu à peu son univers littéraire à travers ses lectures.
Comment devenir écrivain ou la nécessité d’écrire de Tchekhov
Le destin de Tchekhov l’emmènera bien loin de l’image romantique de l’écrivain. Tchekhov écrira par nécessité. La faillite du commerce de son père pousse toute la famille à faire preuve d’ingéniosité dans la précipitation. Tchekhov doit vendre la vaisselle et des meubles, seul à Taganrog tandis que le reste de la famille se réfugie à Moscou pour fuir les créanciers. Sa mère fait de la couture et gagne une misère. Sa sœur, faute de moyens pour se voir payer l’école, fait le ménage et la cuisine.
Anton s’inscrit à la faculté de médecine, persuadé que c’est le seul moyen de s’en sortir. Il donne des cours à des enfants afin de financer ses études. Alexandre et Nikolaï complètent les revenus de la famille en commençant à écrire dans des revues satiriques ; l’audience est grand public. Anton va suivre l’exemple de ses frères. Il se sent capable d’écrire de petites histoires sans importance, conscient que c’est loin de l’ambition d’un écrivain tel que Tolstoï ou Dostoïevski.
« J’ai été terriblement corrompu par le fait que je suis né, j’ai grandi, je suis allé à l’école et j’ai commencé à écrire dans une atmosphère dans laquelle l’argent jouait un rôle essentiel. » – Tchekhov
Il se met donc à écrire pour gagner de l’argent. Il écrit en toutes circonstances entre deux cours de dissection, sur un coin de table, n’importe où, n’importe comment, n’importe quand.
Le secret pour devenir écrivain ? La persévérance (en tout cas pour Anton Tchekhov)
Dès la publication de ses premiers textes dans La Libellule(5 kopecks la ligne), il se met à écrire avec zèle. Il envoie ses manuscrits à différentes revues. Rien ne le décourage, ni les retours méprisants, ni les critiques acerbes. C’est payant, il publie plusieurs textes.
Ecrire dans des revues, c’est répondre à des commandes. Cela représente une contrainte à la fois technique et esthétique. Par conséquent, le processus créatif de l’auteur russe implique l’élaboration d’une technique efficace. Les conseils d’écriture de Tchekhov pour réaliser des textes courts : ne pas chercher à faire de la littérature. Que les phrases ne soient pas trop alambiquées.L’authenticité ! « L’artiste n’est compétent que dans son domaine, celui de l’art. Son rôle, c’est de présenter les faits, de donner une description exacte des phénomènes, d’être vrai. » – Anton Tchekhov
La difficulté pour l’ « auteur amateur » est d’obtenir le règlement des factures des rédactions. Mais, là encore, la nécessité intervient. Il n’hésite pas à faire le siège des journaux pour obtenir le paiement de son travail.
Déçu par les faibles revenus générés par ses textes, Anton se tourne vers le théâtre, plus rentable. Eh oui ! Les dramaturges perçoivent le pourcentage des recettes, ce qui est nettement plus avantageux que le paiement à la ligne. Il perçoit pourtant sa première pièce comme un fiasco. En effet, l’actrice vedette Maria Emolova refuse sa pièce. Il brûle le manuscrit juste après. Les brouillons de cette pièce seront retrouvés dans les archives : Platonov !
Ainsi, Tchekhov reprend ses récits. Et puis, la relation que son frère Alexandre entretient avec la secrétaire de rédaction du Réveille-matin, ouvre de nouvelles portes à Anton. Petit à petit, il est introduit dans un monde littéraire et côtoie des écrivains, des actrices et des gens de théâtre. Il obtient un nouveau statut et un meilleur revenu pour ses textes. Toute le monde étant mis à contribution pour redresser les finances familiales, le quotidien s’améliore peu à peu.
Tchekhov va publier une centaine de textes et d’articles dans la revue Les Eclats. La rédaction transforme ses textes sans le consulter. Pour autant, il n’y voit nulle offense. Cela ne l’empêche pas de travailler et retravailler ses textes. Sans le planifier, peu à peu, il enrichit son style et développe ses thèmes. Il apprend son métier d’écrivain sans le chercher.
A 24 ans, il obtient son diplôme de médecin conformément à son désir. Son métier le conduit à côtoyer la misère en milieu rural. Certaines de ses expériences médicales aboutissent à des textes de fiction. Ce n’est pas la médecine qui fera sa fortune cependant. Anton soigne une bonne partie des paysans gratuitement, par philanthropie. C’est donc l’écriture qui lui permet de mener une vie confortable. Sa motivation pour l’écriture croît de jour en jour.
Un succès littéraire perçu comme immérité
Puis, arrivé à Pétersbourg, Tchekhov réalise que ses textes sont lus par les grands auteurs et les grandes rédactions. Cela l’intimide et l’inhibe, même :
« Quand je ne savais que tous ces gens lisaient mes contes et qu’ils les jugeaient, j’écrivais en toute sérénité, comme je mange des crêpes ; maintenant, quand j’écris, j’ai peur. » – Anton Tchekhov
Ce n’est pas une humilité feinte. Il ne se fixe pas de hautes ambitions mais tient la littérature en haute estime. Il est persuadé de ne pouvoir l’atteindre, même s’il écrit désormais aux Temps nouveaux, revue prestigieuse qui accueille les plus grands auteurs. Il se lie d’amitié avec le créateur de la revue, Souvorine. Cette amitié va lui ouvrir de nouvelles portes. Puis, Grigorovitch, auteur à succès, recommande à Tchekhov, dans une lettre, de ne pas briguer son talent. Il l’implore de signer le recueil de nouvelles qu’il est sur le point de publier en son nom propre (jusque-là, il signait Tchekhonte et autres variantes) – le délai étant trop court, il ne pourra hélas obtempérer. Mais cette lettre sincère agit comme un électrochoc sur le jeune écrivain.
Jusque-là, il écrivait en dilettante « J’écris mes contes à la façon d’un journaliste qui relate un incendie : machinalement, presque inconsciemment, sans me soucier du lecteur ou de moi-même. » Tout cela va changer !
Il soigne davantage ses textes, s’applique à les retravailler. Il obtient la reconnaissance et le succès. Cependant, tout cela l’embarrasse et entraîne une pression supplémentaire. Tout s’accélère : sa pièce L’Ours est un succès au théâtre. Néanmoins, la réussite ne va jamais sans la critique. Il est dénigré par les gens de gauche pour son manque d’engagement. Quant aux hommes de droite, ils lui reprochent sa complaisance pour le monde paysan. Il ne se voit pas rejoindre de cause autre que celle de soigner gracieusement les paysans qui viennent le solliciter. C’est un combat individuel et discret qui lui correspond bien.
C’est certainement cette sincérité naturelle qui nourrit aussi ses écrits. Tous ses textes sont inspirés de ses souvenirs (de manière plus ou moins lisible). Il prend de la distance sur un événement vécu, une expérience ou un récit relaté par une personne de son entourage. Ensuite, il laisse agir la mémoire. C’est avec ce qui a été préservé, altéré, transformé par le temps, que l’auteur russe bâtit un récit de fiction. Le sujet est filtré, le récit est né. C’est son atelier d’écriture à lui !
Fin et postérité de Tchekhov ou « Les Trois roses jaunes »
Dès les premiers signes de la maladie, des décennies auparavant, Tchekhov l’avait reconnu : Il souffrait de la tuberculose. De cures en médecins, il luttait contre la maladie, conscient qu’il était condamné. Les dernières années de sa vie, il aura moins écrit. Mais quand il meurt en 1904, il laisse derrière lui un grand œuvre qui atteindra la postérité. Raymond Carver, auteur américain de nouvelles et poètes, rend hommage à Tchekhov dans Les Trois roses jaunes.Il raconte les derniers moments de la vie de celui-ci dans une nouvelle. Elle s’ouvre sur le même ton que n’importe quelle biographie, jusqu’à ce que l’on pénètre dans l’intimité du personnage. Là, Carver opère un basculement subtil. Un enchaînement de petits incidents concrets va porter en soi toute la gravité de la scène. La tension est dans la banalité. C’est l’un des plus beaux hommages que l’on puisse rendre à un homme qui ne voulait pas devenir écrivain mais qui, par la force des choses, le devint. C’est un bel hommage à son humilité et les authentiques failles humaines qu’il s’évertuait à traduire en littérature.
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