Kafka sur le rivage

Kafka sur le rivage de Haruki Murakami

L’histoire

Kafka sur le rivage - photoKafka Tamura a 15 ans et plus tellement envie de se rendre en cours. Peu complice de son père, célèbre sculpteur, une prophétie lui annonce qu’il va tuer ce dernier, avoir une relation sexuelle avec sa mère et sa sœur. Tout cela va le pousser à quitter Tokyo.

Il choisit comme point de chute une bibliothèque privée au sud de l’île de Shikoku où il se liera d’amitié avec le bibliothécaire Oshima qui le protégera et partagera sa vaste culture. En parallèle, des rapports classés confidentiels datant de l’époque de la Seconde Guerre mondiale refont surface et révèlent un phénomène surnaturel survenu sur une classe de primaire en haut de la colline du « Bol de riz ». Ces rapports nous permettent d’expliquer l’amnésie de Nakata, vieillard ayant perdu une partie de ses capacités mentales suite à l’événement.

S’il a perdu certaines de ses facultés, comme savoir lire, Nakata a cependant développé un don, celui de parler aux chats. Il enquête sur la disparition d’un chat domestique et parvient à avoir de véritables conversations avec certains chats du quartier. Il ne décide pas de prendre la route, dans une direction inconnue, il est poussé à le faire. Kafka emmènera dans son errance un chauffeur routier qui, au même titre que le lecteur, accepte les expériences surréalistes qui se succèdent, complètement pris au piège d’un récit qui alterne accélérations et mises en suspens, le mystère entraînant le mystère.

Haruki Murakami, un traducteur-auteur

Très marqué par la littérature américaine, après avoir découvert les grands auteurs russes, Haruki Murakami a traduit de nombreux écrivains américains pour lesquels il avait de l’admiration : F. Scott Fitgerald, Truman Capote, John Irving, et, bien sûr, Raymond Carver. L’écriture fluide et directe du célèbre nouvelliste américain aura un effet sur l’écriture de Murakami. Les deux hommes se sont d’ailleurs rencontrés. Un rapport puissant à la réécriture relie les deux écrivains. Ils cherchent une limpidité dans la langue et le récit, pour créer un effet direct sur le lecteur.

La réécriture intervient donc comme la phase essentielle de l’élaboration de leurs récits. Tous les deux accordent beaucoup de temps à cette phase de travail qui consiste à tout reprendre : retirer, éliminer, élimer, ajouter, remplacer des éléments syntaxiques (combinaison et organisation des mots) et narratifs (description, dialogues, actions…). Le premier jet est un moment désagréable parce que le texte, à ce stade, manque de tenue, de rythme. C’est à force de travailler et retravailler le premier jet que les deux auteurs trouvent enfin du plaisir.Peu à peu le roman ou la nouvelle prend forme et devient concrète.

Kafka sur le rivage - arbresLe récit

La structure narrative de Kafka sur le rivage de Haruki Murakami emprunte à la composition épique de la mythologie grecque ; la référence à Œdipe ne surprend pas. L’auteur met en place une mécanique narrative qui consiste à tirer un fil, à la façon d’Ariane.Il dit « assembler les pièces [d’un puzzle] les unes avec les autres pour créer une ligne, une structure narrative. » Le montage narratif parallèle, alternant l’odyssée de Kafka Tamura, les éléments du dossier classé confidentiel (qui va ensuite être absorbé par le second récit) puis le « second récit » (le périple de Nakata et son acolyte), pourrait donner une impression labyrinthique. Les éléments semblent s’emboîter et les situations former un réseau de sous-récits et sous-sous récits.Pourtant, ce sont plus des surimpressions cinématographiques qui traduisent un rapport au temps, matérialisé par un jeu d’échos visuels et artistiques (références musicales et littéraires : intertextualité).

Chaque chapitre contient un récit parallèle, chaque récit parallèle reste en suspens pour laisser place au suivant. Cette technique narrative (pas innovante mais efficace) génère un effet d’attente très addictif.Le lecteur est captivé par les éléments dramatiques contenus dans chaque chapitre. En anglais, on parle de « page-turner »et c’est très parlant : on ne peut plus s’arrêter de tourner les pages (quitte à rater sa station de métro, quitte à éteindre sa lampe de chevet très tard la nuit). L’auteur nous a enfermés dans le labyrinthe narratif. Le lecteur est parfaitement consentant !

Le style de Haruki Murakami dans Kafka sur le rivage

Kafka sur le rivage - photo 2Il est important de saluer le travail de traduction en français de Corinne Atlan. Elle parvient à traduire le style de l’auteur et l’adapter à une langue au rythme et à la structure bien différents. On retient le « réalisme magique » de l’auteur. Il n’hésite pas à mélanger les genres : enquête, fantastique, science-fiction et génère ainsi une forme de surréalisme. Le lecteur y adhère grâce à l’humour, d’abord, mais aussi à la limpidité de la langue, un travail de ciselage dévoilé par la traductrice.En employant des mots simples et concrets, à la manière des haïkus, en composant des phrases concises avec des repères lisibles, le lecteur ne se concentre plus que sur le récit. Il est porté par un rythme, certainement hérité du goût pour le jazz de l’écrivain, mais pas forcément perceptible ; si le jazz agit sur le style, c’est de manière souterraine.

 

Une thématique métaphysique

Les personnages sont reconnaissables pour leur malaise dans l’existence dont le résultat est un détachement face aux situations rencontrées. Cela concourt à effacer tout effet spectaculaire aux surgissements extra ordinaires et intégrer cette forme d’ironie latente évoquée précédemment. Les personnages entrent dans une quête qui les dépasse et n’hésitent pas à aller au bout de leur expériencecomme goûter à la solitude extrême de l’impressionnante forêt, quitte à risquer de perdre tout contact avec la réalité, illustrant la vision de l’auteur « Ce qui nous procure le sentiment d’être véritablement vivants, écrit-il, c’est justement la souffrance, que nous cherchons à dépasser. », exposée dans Autoportrait de l’auteur en coureur de fond. Ce détachement et ce dépassement vont conduire les personnages à engager un processus métaphysique« Et je ne fais pas non plus du sport parce que c’est sain. En réalité, c’est davantage un mécanisme métaphysique. Je veux pouvoir échapper au corps. ».

Kafka Tamura (il pratique la musculation avec beaucoup de rigueur), Nakata (il a été dans le coma enfant et a le pouvoir de guérir son ami d’un mal de dos), Mme Sôseki (son corps de jeune fille circule dans la chambre de Kafka Tamura tandis que son corps de femme attire les regards pour son élégance), Oshima (nous découvrons qu’Oshima n’a pas le corps en rapport avec son identité) ont tous un rapport au corps différent. Ils ont tous une façon particulière d’occuper l’espace du présent, l’espace du passé et un entre-deux encore plus mystérieux.De l’hygiène à la sexualité, en passant par le déplacement et le quotidien, les mouvements corporels des personnages soulignent leur mise à distance du monde et introduit un autre rapport à la présence, voire à l’existence, auquel on adhère grâce au trajet narratif qui se tisse par effet d’échos et de résonances.

Kafka sur le rivage - parapluieLe traitement du corps de Kafka sur le rivage

COUP DE LOUPE (1) sur l’acolyte de Nakata, Hoshino, le chauffeur routier qui, fasciné par une pluie de sangsues déclenchée par le vieillard, décide de l’accompagner dans un voyage sans destination, en omettant de prévenir son patron.

« Hoshino se prélassa un moment dans son bain, puis sortit. En se promenant au hasard des rues, il se fit une vague idée de la géographie de la ville. Il entra dans un restaurant, commanda des sushis et une bière. Comme il supportait assez mal l’alcool, la moitié de la bouteille suffit à l’égayer et à lui rougir les joues. En sortant du restaurant, ses pas le guidèrent jusqu’à une salle de patchinko où il dépensa trois mille yens. Il avait gardé sa casquette de base-ball de l’équipe de Chunichi Dragons, et les gens lui lançaient des regards pleins de curiosité : il était sans doute la seule personne à se promener dans Tokushima avec une casquette de l’équipe de Nagoya vissée sur la tête. »– Haruki Murakami, Traduction Corinne Atlan, Kafka sur le rivage, pp. 315, Editions 10/18, 2018.

Narration en focalisation externe. On ne sait pas ce que pense le personnage. Il existe à travers les effets de phénomènes extérieurs sur son corps et les regards des autres posés sur lui.

Les descriptions du lieu sont inexistantes et pourtant il existe.Le lecteur francophone va repérer des éléments descriptifs signifiants : « des sushis et une bière », « patchinko », « trois mille yens », « casquette de base-ball […] de l’équipe de Nagoya » pour se situer au Japon (qu’il connaisse ou non le pays). Les repères sont clairs et totalement constitutifs de la narration.

Chaque phrase raconte l’action ordinaire d’un personnage ordinaire.C’est en intégrant quelques détails spécifiques que l’on comprend que si rien ne révèle un comportement inadapté, le personnage n’est pas tout à fait à sa place : « […] les gens lui lançaient des regards pleins de curiosité. » La mise en valeur du décalage s’opère par glissement interne de la phrase.

Les phrases sont simples et limpides.Elles contiennent des informations narratives et communiquent des impressions caractéristiques du récit : solitude, voyage, décalage par rapport à un lieu, regard de l’autre, manifestations corporelles (légère ivresse) entraînant des actions (jouer au patchinko).

COUP DE LOUPE (2)sur Kafka Tamura à la fois personnage et narrateur à la première personne. Il vient de faire un long voyage en voiture avec Oshima. Il va vivre seul quelques jours dans cette maison perdue au milieu d’une forêt.

« Maintenant que le moteur a cessé de tourner, une sorte de calme pesant s’installe autour de nous, à peine troublé par le ronronnement du ventilateur de refroidissement et le chuintement du moteur surchauffé. De la vapeur s’élève du capot. Apparemment, un petit ruisseau coule à proximité de l’endroit où nous nous trouvons, car un bruit d’eau me parvient. Par moments, le vent émet un souffle symbolique haut au-dessus de nos têtes. Je descends de la voiture, des lambeaux de brouillard glacé flottent dans l’air. Je remonte jusqu’au cou la fermeture Eclair de la parka que j’ai enfilée directement sur mon tee-shirt. » – Haruki Murakami, Traduction Corinne Atlan, Kafka sur le rivage, pp. 155, Editions 10/18, 2018.

Le présent marque le temps en train de s’écouler. Il met en scène la simultanéité des actions de la nature : « un petit ruisseau coule à proximité […] », « le vent émet un souffle », « des lambeaux de brouillard glacé flottent dans l’air ». L’auteur compose un paysage en mouvement.

► Au lieu de nommer le passage du bruit de la route au silence de la forêt, Murakami nous entraîne dans une nouvelle séquence temporelle en introduisant la fin de la précédente « Maintenant que le moteur a cessé de tourner ». Le passé composé joue un rôle de transition entre deux espaces concrets mais également deux espaces métaphysiques.Kafka sur le rivage - monument

► A la différence des chapitres avec Nakata, le narrateur est ici aussi le personnage, en focalisation interne. Cependant cet extrait met peu en scène le « je ». L’auteur utilise les éléments extérieurs, comme si une caméra tournait dans les lieux, jusqu’à se poser sur Kafka Tamura dont l’unique action est une réaction à l’atmosphère des lieux : le froid, « Je remonte jusqu’au cou la fermeture Eclair de la parka que j’ai enfilée directement sur mon tee-shirt. » C’est un moyen subtil de créer une atmosphère et délivrer les états d’âme du personnage en utilisant des éléments concrets. Murakami traduit des impressions sans la béquille du « je ressens/je sens/je tremble ». Le personnage remonte sa fermeture Eclair. Le lecteur en déduit qu’il a froid sans que ce soit formulé explicitement. C’est ce qui est appelé « RACONTER » et « NON COMMENTER », comme on aime à le répéter à Rémanence des mots !

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✦ Pour lire Kafka sur le rivage : Kafka sur le rivage (livre de poche)

 

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