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Adapter un roman au cinéma

Adapter un roman en scénario est un procédé qui permet de s’exercer à la rédaction de scénario. Transposer la littérature en langage cinématographique, c’est réinventer le texte d’origine, mais aussi l’éclairer autrement !

Adapter un roman au cinéma : imitation ou création ?

Le 7eart, un art longtemps illégitime

Le cinéma, 7e art – art d’abord forain –, peinait dans ses débuts à trouver une légitimité. Né d’une création technique, il lui fallait trouver sa « voie-x ». Naître après six autres arts, impossible d’ignorer ce qui existait avant. Le cinéma a donc emprunté aux arts du spectacle (théâtre, opéra, danse, cirque), à la littérature, à la peinture, au dessin, à l’architecture. Si le cinéma a un temps été muet, la question du son était en jeu dès les premiers films. Quant à la musique, elle est essentielle aujourd’hui (qu’on choisisse de la rendre présente ou de ne pas en faire usage). Adapter une œuvre littéraire au cinéma implique un déplacement de codes et de techniques. Au film de réinventer la forme d’un texte ! Et puis, à la littérature de s’approprier le cinéma, son langage et certaines spécificités…

Structurer un récit - caméras

La concurrence des arts ?

Le dialogue entre le cinéma et la littérature est permanent mais pas toujours serein. Le besoin de comparer mène à des questionnements étonnants. Quand Godard demande dans le Nouvel Observateur: « Hitchcock vaut-il Chateaubriand ? », quels points de comparaison prend-on ? Qu’est-ce qui distingue le cinéma de la littérature ?

« À quoi sert le cinéma, s’il vient après la littérature ? » – Jean-Luc Godard

L’adaptation littéraire – Définition

L’adaptation littéraire consiste à transformer une œuvre littéraire en la transposant en objet cinématographique (du scénario, au tournage, puis au montage). La transposition procède d’un déplacement de la forme, en lien avec la technique spécifique de l’objet final. 

En adaptant une œuvre littéraire, on la découpe, on la recompose. Pour y parvenir, il est possible d’envisager d’ôter ce qui ne saurait « faire cinéma » et amplifier certains éléments que seul le langage cinématographique peut traduire.  

Littérature et cinéma : points communs

Le cinéma et la littérature (spécifiquement le roman, la nouvelle, le conte, le théâtre…) sont des arts narratifs. Même quand Andy Warhol, dans Sleep, filme un dormeur (le poète John Giorno), il raconte quelque chose : un homme dort. Il s’agit, certes, d’une scène ordinaire, banale, sans nœud dramatique, sans enjeu, mais une scène narrative. Le personnage bouge un bras, se retourne, respire : ce sont des actions narratives. Les deux arts peuvent ensuite jouer à doser le temps, à travers des procédés narratifs qu’ils ont en commun : ellipse, dilatation du temps, digressions, accélération de l’action. D’autre part, les deux arts jouent parfois à différer ou renverser la chronologie de l’histoire. Le flash-back de cinéma (ou « retour en arrière ») est appelé analepse en littérature. Le flash forward de cinéma est la prolepse (« porter avant »). Le cinéma, comme la littérature met en scène un lieu, des actions, avec ou sans personnages. Pour autant, les outils techniques du cinéma vont modifier la perception d’une histoire et générer un autre récit (une autre façon de raconter des faits, des événements). 

Structurer un récit - cinéma

Littérature et cinéma : points de rupture

Le cinéma offre une représentation concrète des lieux et des personnages incarnés par des décors et des acteurs. Il crée un effet d’illusion du réel instantané. L’image est directement appréhendée par le spectateur – à moins que ce ne soit elle qui l’absorbe. Cela ne signifie pas que le public n’est pas actif. Ses autres sens peuvent être mis à l’épreuve (audition, imagination/projection – que nous appellerons volontiers le 6esens). Même si le décor n’est que partiellement représenté, on l’accueille comme un tout. S’il existe des points communs narratifs entre les deux arts, pour autant, les dispositifs et outils diffèrent. On parle de « langage ». La mise en scène va jouer un rôle. En utilisant les outils propres à cet art technique : cadre, mouvements de caméra, lumière, décor et costumes, mouvements des acteurs dans le cadre, montage, effets de surimpressions, fondus, montage cut, jeux de sons et musique…

« Plus les qualités littéraires de l’œuvre sont importantes et décisives, plus l’adaptation en bouleverse l’équilibre, plus aussi elle exige de talent créateur pour reconstruire selon un équilibre nouveau, non point identique, mais équivalent à l’ancien. » – André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?

Les adaptations marquantes du cinéma

Certaines adaptations cinématographiques sont mémorables. D’ailleurs, elles rehaussent parfois le souvenir du livre ou s’y substituent. Alors, Monsieur Godard, peut-être que Chateaubriand est plus brillant que Hitchcock mais est-on davantage marqué par la scène de la douche ou par la généalogie de Chateaubriand ?

Mini Quiz cinéma/littérature

Quel livre se cache derrière «Blow Up » de Michelangelo Antonioni ?

«Vertigo» («Sueurs froides») est inspiré de deux livres, lesquels ?

A quel monument de la littérature s’attaque Chantal Ackerman avec «La Captive » ?

Combien de versions cinématographiques de «Madame Bovary» existe-t-il ?

Quels films «Jacques le fataliste» de Denis Diderot a-t-il inspirés ?

Quels livres de Maylis de Kerangal ont-ils été portés à l’écran ?

Connaissez-vous le pourcentage de films issus d’adaptations ?

Vous trouverez certaines réponses au détour de l’article et d’autres à la fin !

Sélection d’adaptations

Certains textes sont jugés « inadaptables », d’autres sont mis en valeur par les éditeurs (sensibles au potentiel financier supérieur du cinéma) comme de futures adaptations. Quand un acteur incarne un personnage, est-il possible de désassocier le personnage à l’acteur ? Nous avons réalisé une sélection de films à voir ou à revoir, adaptés de livres. 

Structurer un récit - Le festin nu

Le festin nu de William S. Burroughs, adapté au cinéma par David Cronenberg (1991)

Le roman de William S. Burroughs n’est pas évident à aborder pour un lecteur, compte tenu de sa discontinuité narrative. Un personnage sous substances hallucinogènes entraîne le lecteur dans son errance et son mouvement intérieur. Le livre est l’assemblage de tas de notes éparses réalisé par Jack Kerouac et Allen Ginsberg, confrères de la Beat Generation. Cette couture, ce montage du fragment est appelé Cut Up. Il s’agit d’un procédé littéraire dont la fonction est narrative et stylistique. L’adaptation cinématographique de Cronenberg ne pioche pas uniquement dans ce roman mais également dans Junkieet dans la vie de l’auteur. Les écarts que s’autorise le réalisateur relèvent, certes, de l’infidélité au livre, mais permettent de mieux se rapprocher de son essence, reliée à la vie de l’écrivain. 

Le livre contient un travail stylistique virtuose, un style qui puise dans la rhétorique littéraire. L’adaptation cinématographique révèle l’excellence de la mise en scène du réalisateur canadien. Les machines à écrire organiques, la musique de Howard Shore, l’effet de répétition de la scène du meurtre… tous ces éléments constituent le style de réalisation de Cronenberg. 

La Belle et la Bête de Jeanne Marie Leprince de Beaumont, adapté au cinéma par Jean Cocteau (1946)

Structurer un récit - La belle et la bête
La Belle et la Bête de Jean Cocteau avec Jean Marais et Josette Day 1946

Comme tout conte, La Belle et la Bêtea engendré de nombreuses variations. Les contes, de tradition orale, ont pour principe de subir des transformations à mesure qu’ils sont racontés. Que le cinéma propose différentes approches supplémentaires est assez logique. Le film de Jean Cocteau met la magie au service de la poésie, ou le contraire. Les effets d’ombre du noir et blanc, les voilages entraînés par le vent, les chandeliers qui s’animent sous le mouvement des bras sortis du mur, tout donne vie au conte de fées. Bien sûr, l’adaptation de Walt Disney Studios ajoute une couche à notre imaginaire. Le dessin animé ne peine pas à rendre vivants les éléments du mobilier. Mais peut-être perdent-ils en poésie ? Les fabrications de Cocteau, de par leur incongruité, ne contribuent-elles pas à intensifier la magie ?

Le Journal d’un curé de campagnede Georges Bernanos, adapté par Robert Bresson (1951)

En intégrant la voix off pour incarner la voix intérieure du personnage, le film s’inscrit nettement dans une filiation littéraire. La trame narrative, épurée au maximum, avec des scènes très courtes, permet, malgré la voix off, de créer un effet de distance avec les événements, comme pour empêcher le spectaculaire, le tragique, le pathos. L’omniprésence de la voix off, l’affaiblissement physique du personnage jouent davantage de la désincarnation à travers les jeux de fondus et de fondus au noir. Les outils du cinéma sont au service d’un discours symbolique. Ils permettent ici de rendre les effets de la maladie concrets, au cœur même du langage cinématographique et ainsi, d’échapper aux clichés. 

Bien sûr, nous pourrions parler de Jules et Jim de François Truffaut (livre d’Henri-Pierre Roché), du Procès d’Orson Welles (adapté de Kafka), de Shining de Stanley Kubrick (renié par son auteur Stephen King), des Liaisons dangereuses de Stephen Frears (auteur : Choderlos de Laclos), du Temps retrouvé de Raoul Ruiz (inspiré de Proust), La Ronde de Max Ophuls (adapté d’Arthur Schnitzler), Eyes Wide Shut (inspiré du même Arthur Schnitzler)… on en discute en atelier d’écriture ?

Structurer un récit - journal curée

Du texte littéraire au film : comment fabriquer le scénario ?

François Truffaut ne propose pas de méthode d’écriture pour adapter un livre au cinéma. Il estime que chaque cas est particulier. Célèbre critique des Cahiers du Cinéma, cinéaste de la Nouvelle Vague et théoricien, il s’exprime en 1958, dans la revue Lettres Modernes. C’est un autre contexte qu’aujourd’hui mais ce qu’il remarque est pertinent : « Les plus célèbres adaptateurs français sont Jean Aurenche et Pierre Bost dont chaque travail cinématographique aboutit à une réussite commerciale ; leur crime est simplement de transformer les romans adaptés en pièces de théâtre par le jeu adroit des situations ‘équivalentes’, du resserrement de la construction dramatique et de la simplification abusive. » Pour lui, ces deux scénaristes feraient tout passer par « le seul dialogue » au détriment de la mise en scène. Les conséquences sur le livre dont il est issu seraient « l’affadissement, le rapetissement, l’édulcoration. » Truffaut, à juste titre, rappelle que le vocabulaire du cinéma n’est pas celui de la littérature mais de la mise en scène. Adapter un texte littéraire, c’est donc procéder à une « reconversion en termes de mise en scène d’idées littéraires ».

Penser en images

François Truffaut compare la tendance du cinéma français commercial de son époque (incarné pour lui par Aurenche et Bost) avec celle du cinéma hollywoodien. Il dit, avec un sens certain de la rhétorique, que les dialoguistes/scénaristes américains ont le mérite de n’être pas des « romanciers ratés » mais « des intellectuels au service du spectacle ». Cela signifie qu’ils pensent « en images ». C’est une position catégorique. D’abord, il peut arriver que des scénaristes hollywoodiens soient également romanciers. Ensuite, les auteurs de scripts, écrivains ou non, sont lecteurs de littérature. Si l’on devait retenir le message de Truffaut derrière cette comparaison avec le cinéma américain, c’est que les scénaristes sont au service de la mise en scène, ce qui offre toute latitude créatrice au réalisateur. Il va transformer l’adaptation en une nouvelle œuvre à part entière, reliée à sa personnalité.

André Bazin, le mentor de Truffaut, identifie les romans d’Alexandre Dumas ou Victor Hugo comme des « [fournisseurs] […] de personnages et [d’] aventures […] ». Pour lui, « Javert ou d’Artagnan font désormais partie d’une mythologie extra-romanesque. Ils jouissent en quelque sorte d’une existence autonome dont l’œuvre originale n’est qu’une manifestation accidentelle et presque superflue. » André Bazin estime que certains romans excellents génèrent un synopsis, voire des personnages, une intrigue et une atmosphère.

L’adaptation, un exercice littéraire

Les textes de François Truffaut sur l’adaptation, inscrits dans la continuité de ceux de Bazin, auront une grande influence sur les cinéastes qui le suivent. Ils entrent dans ce qui est appelé « La politique des auteurs » dont l’objet était de reconnaître le statut artistique des réalisateurs (et de valoriser des metteurs en scène tels qu’Alfred Hitchcock notamment).

L’adaptation est un véritable exercice littéraire, au même titre que la traduction, les pastiches et autres variations. C’est même une tradition littéraire. Les versions de légendes et de contes sont multiples et nombreuses. De grands auteurs, tels que Molière, La Fontaine ou Corneille n’ont pas hésité à s’approprier des œuvres antérieures et les investir pour les métamorphoser en d’autres œuvres, uniques et singulières. En conclusion, l’adaptation pourrait remplir une fonction de transmission du patrimoine culturel passé. 

clone Star Wars

Adapter – Le transférable et l’intransférable

Adapter un texte au cinéma revient à procéder à la conversion d’un imaginaire et aussi d’un langage, d’une voix littéraire. Cette transformation implique une collision. Et c’est cette collision qui engendrera une mutation du discours. Les événements qui constituent l’histoire sont transférables, pour la plupart, au cinéma. Il en va de même pour les personnages, l’intrigue, les lieux. Ce qui n’est pas transférable, ce qui n’est pas identique, c’est le style, l’énonciation… C’est donc à travers la mise en scène qu’un réalisateur parviendra à communiquer des effets, avec des outils différents (le suspense peut être manié bien différemment au cinéma par exemple).

Les questions à se poser pour bâtir le scénario, puis conduire la mise en scène sont les suivantes :

  • Quelle voix raconte l’histoire ?
  • Quel est le point de vue du récit ?
  • Quelle relation avec le lecteur est-elle entreprise ?
  • Quelle incarnation par les lieux, les acteurs ?
  • Quelle atmosphère se dégage du récit ?

L’adaptation représente un excellent exercice narratif et stylistique en atelier d’écriture. Il est possible de rapprocher l’adaptation de la traduction. Ni copie, ni imitation, il s’agit de créer un passage, un pont entre deux modes d’expression. Ce qui distingue le plagiat de l’œuvre dérivée, c’est le caractère original de la nouvelle version. Transformer un livre en film engage un travail de réécriture qui relève de la création. 

Adaptation cinématographique : démarche d’un cinéaste

Amos Gitaï, cinéaste israélien, déclare que « La littérature n’a pas besoin du cinéma. » (La vie des idées). Il envisage la littérature comme une forme vivante ayant plusieurs strates dont les images ne sont ni fixes ni rigides. Selon lui, c’est la place du lecteur qui détermine la puissance de la littérature. Il dit que le lecteur peut « habiller » le texte de différentes façons. Chaque lecteur aurait sa manière d’habiter un texte et un espace suffisant de projection que le cinéma retient dans une optique plus « autoritaire » de point de vue, à travers le cadre qu’impose l’image. Le réalisateur israélien adapte des livres au cinéma. Mais ce qui est important pour lui, c’est de ne pas illustrer le livre. Sa démarche est de « créer un dialogue entre deux disciplines autonomes ». Il admet créer un film à partir de son interprétation individuelle du livre d’origine. Il distinguera donc le fond auquel il sera fidèle et la forme qui suit les mouvements du cinéma.    

L’influence du cinéma sur la littérature

« Pourquoi être cinéaste si on peut être romancier ? » demande le réalisateur Eric Rohmer. Si cette question peut laisser entendre qu’un statut supplante l’autre, pour autant, ce qui nous intéresse, c’est le pouvoir du cinéma sur les romanciers. Claude Simon, auteur « Nouveau Roman », dans une enquête des Cahiers du Cinéma,datant de 1966, estime que « le cinéma enrichit la vision des choses ». Il permet d’investir le point de vue narratif sous un autre angle. Les angles et les distances des prises de vue (plan large, gros plan, très gros plan), le cadre (hors champ et coupes), les mouvements de caméra (panoramique, zoom, travelling) constituent des éléments sur lesquels le romancier lui-même peut s’appuyer pour générer de nouvelles images mentales. 

Le cinéma entre dans la littérature – Jean Echenoz

Héritier du « Nouveau Roman », également publié aux Editions de Minuit, Jean Echenoz (référence récurrente en ateliers d’écriture Rémanence pour son inventivité et le caractère ludique de son approche de la littérature) fait plus qu’un clin d’œil au cinéma. Les films sont plus que des sources d’influence. Le vocabulaire cinématographique entre à part entière dans le langage du romancier. Le cinéma irrigue son style et donne le tempo à sa narration. L’écrivain déclare, dans ses premiers livres, « essayer d’utiliser la rhétorique du cinéma, la grammaire cinématographique, de l’importer dans le champ de la littérature, de voir comment […] transposer des choses comme champ/contrechamp, fondu enchaîné, le mouvement de la caméra, le montage, la musique de film… »

Jean Echenoz, dans tous ses livres, mais en particulier dans Le Méridien de GreenwichCherokee,L’Equipée malaiseLacNous troisLes grandes blondes, crée une expérience qui entre en lien direct avec le cinéma. Grand spectateur de films, l’écrivain crée un rapport entre le cinéma et la littérature au cœur de ses romans. Dans Lac, deux personnages regardent le même film à la télévision dans le même hôtel. Il met en scène, dans son livre, les deux personnages parallèlement, jusqu’à ce qu’ils se rejoignent, comme le ferait le montage parallèle d’un film. Il dit avoir été inspiré par le film de Vincente Minelli, Some Came Running. Les images du film s’amalgament au récit du livre. 

« Il sort de la chambre pendant que Shirley MacLaine descend de l’autocar… » – Lac, Jean Echenoz.

Un jeu de confusion se crée entre l’image mentale que génère le personnage et celle de l’action des personnages du film.

« Comme ils s’embrassaient une dernière fois, Some Came Runningse dénoua dans un cimetière plus avenant que celui de Thiais ; Chopin se leva pendant le générique de fin. En repassant devant le téléviseur il croisa Marianne, tout sourire sur l’écran, qui annonçait pour la semaine prochaine… » – Lac, Jean Echenoz

« […] une brève piqûre au creux de son bras. C’était une sensation bénigne… l’image et le son disjonctèrent et Chopin bascula dans le coma » – Lac, Jean Echenoz

Par effet d’emboîtement – de mise en abyme –, les actions du film relaté et les actions des personnages de la diégèse (du récit principal du roman) se confondent, impliquant, de la part du lecteur, une concentration supplémentaire. Le doute entre ce qui prétend être le réel (le contrat de réalité implicitement passé entre l’auteur et le lecteur) et le simulacre. Le rapport au vrai et au faux sont ainsi les moteurs stylistiques et narratifs du roman. 

Jean Echenoz manie avec habileté le vocabulaire du cinéma pour se l’approprier dans le récit. La rhétorique cinématographique n’est pas décorative, elle permet de découper l’espace et le cadre dans l’espace. Son stylo devient une caméra. Il peut ainsi créer le mouvement. 

Un stylo-caméra

« J’ai un peu le sentiment qu’il y a des scènes pour lesquelles j’ai besoin de trois caméras, par exemple ; puis, j’ai l’impression qu’il y a des scènes pour lesquelles une seule suffit, ou parfois un micro suffit. » – Jean Echenoz cité par Pascale Bouhénic, dans L’atelier d’écriture de Jean Echenoz (Documentaire).

« Il leva les yeux vers le rétroviseur dans lequel comme un très gros plan sur un tout petit écran, lui souriaient ceux de Fred. » – Cherokee, Jean Echenoz

L’usage qu’Echenoz fait du langage cinématographique permet une rencontre entre les deux arts. Les procédés littéraires (style et narration) fusionnent avec les procédés du cinéma, comme l’évoque l’auteur dans « L’entretien des Inrocks : Jean Echenoz », Les Inrockuptibles.

« C’est un peu comme si je tournais une scène avec plusieurs caméras, et que chaque caméra soit un pronom personnel. Chaque usage pronominal détermine des cadrages différents. Le « Je » et le « vous », ça peut être, pour schématiser, une sorte de champ-contrechamp. C’est davantage pour varier les éclairages, les cadrages […] »

caméra noir et blanc

Narrateur-caméra

Maylis de Kerangal emploie un effet littéraire similaire, dans Kiruna. La vue du lecteur devient celle de la caméra. Il suit sa mécanique puis le vocabulaire du plateau de cinéma ouvre un autre sens avec « les projecteurs ». L’auteure crée une scène inquiétante, à travers des jeux de fusion visuelle, d’emboîtements, digne d’une atmosphère fantastique.

« Extérieur nuit. La piste d’atterrissage de l’aéroport international de Kiruna découpe au sol une surface pâle dont la résolution augmente à mesure que l’avion descend. Une fois posé sous les projecteurs, l’appareil se vide par l’avant et par l’arrière, les deux passerelles donnant sur le tarmac couvert de neige, où le froid se déclare direct, où les passagers s’avancent en file indienne vers l’aérogare, où ceux qui attendent plissent les yeux, brandissent des affichettes signées, se signalent, tout cela avant les accolades et les baisers – un homme immense, prolongé d’un bonnet à pompon, se casse en deux pour enlacer une souris à lunettes qu’il fait disparaître dans son anorak. »

 

– Kiruna, Maylis de Kerangal

Chez Maylis de Kerangal, dans cet extrait, on retrouve des effets d’allitération (répétitions de sons) : « signées, sesignalent, tout cela […] immense[…] se casse[…] enlacer[…] souris […] disparaître […] ». Ils encadrent la rythmique du texte lui-même et entraînent un effet de « grouillement » comme on le retrouve dans un aéroport. Jean Echenoz recherche, au-delà des effets de sons qu’il applique à son œuvre, « une musique de roman comme il y a une musique de film, qui ne soit pas uniquement fonction de la sonorité de la phrase mais qui défile derrière. J’ai en permanence le souci d’incorporer au roman des irruptions d’images et de sons. » – « Les ravages du jazz dans la littérature contemporaine : Jean Echenoz », Jazz magazine.

Ecoulement du temps & simultanéité – Cinéma ou littérature ?

Mais le cinéma, c’est aussi un autre rapport à l’écoulement du temps. Dans un plan, il est possible d’appréhender plusieurs actions, plusieurs éléments de décor, plusieurs sons qui ont tous lieu au même moment. En littérature, on impose une hiérarchie dans l’enchaînement des informations narratives. C’est inévitable. On opère donc un travail de montage, associant effets sonores, ruptures d’images, etc. Claude Simon cherchait à traduire cet effet de simultanéité en utilisant les limites de la littérature. Phrase longue interminable comme un plan-séquence de cinéma, où la ponctuation crée l’élan. Usage du participe-présent qui voudrait dire « en même temps » et rythme qui nous entraîne. En voici un exemple :

« A la terrasse le garçon actionna la manivelle qui relevait la tente, la voix semblant ressurgir avec la lumière, montant s’élevant par degré au fur et à mesure que celle-ci se répandait, ce qui n’était que sons sans plus de présence que le tintement des bracelets venant de nouveau des mots puis des phrases peut-être simplement alignés bout à bout dans l’unique raison de faire du bruit » – Histoire, Claude Simon

Il était évoqué plus haut les effets de montage dans Le lacde Jean Echenoz, créant un jeu de dialogue entre le cinéma et la littérature. Les mots ne peuvent pas remplacer cette technique purement cinématographique, pour des raisons de composition. En revanche, on peut créer un effet d’enchaînement de cadres. C’est ce que fabrique Peter Handke dans l’extrait suivant des Frelons.

« Pendant que le train roule, pendant que la porte est ouverte, pendant qu’on joue aux cartes à l’auberge du village, pendant que le projectionniste s’est étendu sur trois chaises devant la porte ouverte de sa cabine, le frère, lui, s’est noyé. » – Les Frelons, Peter Handke.

Il utilise l’expression « pendant que ». Elle génère une répétition qui permet d’introduire, à chaque fois, un tableau différent. C’est un moyen de retarder l’information tragique et de l’accentuer.

Le vocabulaire du cinéma, les cadrages, les effets de mouvements, la composition spatiale, les échos à des films, le jeu sur la couleur ou le noir et blanc, la bande-son, les trompe-l’œil, les faux-semblants, les mises en abymes sont des éléments qui contribuent à créer une dialectique entre les deux arts. Emprunter à l’autre art, c’est un enrichissement et une entrée en dialogue. Il est important de bien connaître les procédés et les formes de l’art que l’on développe pour que le dialogue soit concret. 

Quiz – Réponses

  • Quel livre se cache derrière Blow Up de Michelangelo Antonioni ? Blow Up, de Michelangelo Antonioni est une adaptation d’une partie de Fils de la Vierge de Julio Cortazar.
  • Vertigo (Sueurs froides) d’Alfred Hitchcock est inspiré de deux livres, lesquels ? Vertigo vient  D’entre les morts de Boileau-Narcejac et Bruges-la-Morte, de Georges Rodenbach.
  • A quel monument de la littérature s’attaque Chantal Ackerman avec La Captive ? La Captive s’inspire librement de « La Prisonnière », A la recherche du temps perdu, de Marcel Proust.
  • Combien de versions cinématographiques de Madame Bovary existe-t-il ? Il existe 18 adaptations cinématographique de Madame Bovary dont : Madame Bovary, Jean Renoir (France, 1934) / Madame Bovary, Vincente Minnelli (Etats-Unis, 1949) / Spasi I sokhrani [trad. Sauve et Garde], Alexandre Sokourov (Russie, 1990) / Madame Bovary, Claude Chabrol (France, 1991) / Maya Memsaab, Ketan Mehta (Inde, 1992) / Vale Abraão [trad. Le Val Abraham], Manoel de Oliveira (Portugal, 1993). A chaque époque et lieu de création, un contexte, une interprétation différente de l’oeuvre de Flaubert !
  • Quels films Jacques le fataliste de Denis Diderot a-t-il inspirés ? Les dames du bois de Boulogne :une adaptation de Robert Bresson (1945). Emmanuel Mouret a réalisé Mademoiselle de Jonquière, en 2018.
  • Quels livres de Maylis de Kerangal ont-ils été portés à l’écran ? Deux romans de Maylis de Kerangal ont été adaptés au cinéma : Corniche Kennedy, Dominique Cabrera (2008), Réparer les vivants, Katell Quillévéré (2016).
  • Connaissez-vous le pourcentage de films issus d’adaptations ? La production cinématographique française comprend 32 à 57 % d’adaptations.

En lire plus sur Jean Echenoz : Jean Echenoz : géographies du vide de Christine Jérusalem
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