Peut-être que vous êtes passé à côté de l’un des romans de la rentrée littéraire de septembre 2023. Alors nous allons tenter de vous le présenter, même si cela à du être fait une multitude de fois !
Triste tigre est un roman de Neige Sinno. La romancière de fiction a mis du temps avant de parvenir à écrire ce livre. Elle a accumulé des notes, des réflexions pendant de longues années. Puis écrire et publier ce livre est devenu impératif. Résumons trivialement : Neige Sinno revient sur les viols que son beau-père lui a fait subir de ses 7 à 14 ans et cherche à comprendre l’acte et ses conséquences avec l’aide de ses moyens : la linguistique, le récit, la fiction, le souvenir. C’est un objet hybride à la croisée des genres que nous allons tenter de décortiquer.
Le tabou, dans notre culture, ce n’est pas le viol lui-même, qui est pratiqué partout, c’est d’en parler, de l’envisager, de l’analyser.
Ça commence par ça : Écrire du point de vue du prédateur – une plongée littéraire. Neige n’échoue pas à adopter ce point de vue, mais n’arrive pas à aller plus loin. Alors la question c’est, comment l’écrire ? Le « je », narrateur à la première personne qui implique la narratrice comme substance du texte est d’abord rejeté, ou plutôt remplacé. Puis il s’impose, progressivement, à mesure qu’elle décode, analyse, interroge le crime. C’est par des procédés littéraires qu’elle nous plonge dans le récit de son drame personnel. En effet, l’auteure met en perspective des points de vue différents, une voix – la sienne –, une intensité narrative que l’on sent débarrassée de l’émotion du réel. Parce qu’elle se demande comment s’approprier son histoire, imposer sa voix singulière et s’inscrire dans une histoire collective.
Voici ce qu’en dirait David Foster Wallace : S’il y a bien quelque chose qui n’a pas changé, c’est la raison pour laquelle écrivent les écrivains qui ne le font pas pour l’argent : ils le font parce que c’est de l’art, et que l’art c’est du sens, et que le sens c’est du pouvoir.
Elle démultiplie les approches : littéraire, l’essai, notes, articles de presse, analyse d’autres livres. Nous explorons, avec elle, la littérature mettant en scène des prédateurs et des abus sexuels. Par exemple, elle autopsie Lolita de Nabokov comme jamais je ne l’avais entendu. C’est troublant, je n’avais jamais poussé la réflexion comme elle l’a fait. Elle nous éclaire sur le trouble, elle relie une oeuvre de fiction au réel concret qui la concerne. Neige Sinno est avant tout une romancière de fiction et elle s’interroge : Est-ce qu’elle s’est réfugiée dans la fiction ? Avec Triste tigre, elle utilise la langue comme moyen d’expression, mais aussi comme un matériau de témoignage, comme un objet de doute et de trouble.
Une personne qui a été abusée dans son enfance, n’a pas besoin d’un livre pour se rappeler des épisodes douloureux, elle se lève chaque matin avec son paquet tout près.
« J’entends souvent dire que les écrits sur les abus sexuels sont poncifs et perdent de leur sens dans la profusion et la répétition », remarque dont la narratrice est consciente. Elle-même lit la multitude de livres écrient par les survivantes et survivants d’abus sexuels. Mais ce qui est troublant avec Triste tigre c’est qu’elle donne à vivre des expériences à son lecteur, elle nous met en immersion. Cependant, elle ne brutalise pas ses lecteurs car elle vient toujours désamorcer la scène ou le propos en intégrant une réflexion. Elle rend son lecteur extrêmement actif, ne le laisse jamais sombrer dans un quelconque vertige.
Elle nous interroge aussi sur la fascination qu’a la société pour les monstres :
Qu’est-ce qui nous fascine chez les criminels, les monstres ? On pense qu’ils détiennent des éléments de réponse sur une des plus grandes énigmes de l’existence : le mal. On se dit que, puisqu’ils ont commis l’irréparable, ils ont sans doute au moins appris quelque chose.
Mais est-ce qu’on a bien compris ce que le viol impliquait ? La déclaration de Nicolas Estano, psychologue clinicien expert auprès de la cour d’appel de Paris, reprise dans le livre, est édifiante à ce sujet :
Le viol, plutôt qu’être principalement l’expression d’un désir sexuel, est en fait l’utilisation de la sexualité afin d’exprimer ces questions de la toute-puissance ou de la colère. Il est ainsi un acte pseudo-sexuel, un ensemble de comportements sexuels ayant plus à voir avec le statut, l’hostilité, le contrôle, la domination qu’avec la sensualité ou la satisfaction sexuelle.
Elle reconnaît avoir la chance qu’il y ait eu condamnation dans un cas comme le sien parce qu’il avoué les faits ; ça c’est très important parce qu’elle découvre son point de vue à lui. Il va reconnaître les faits mais pas tout. Le crime est reconnu. Il existe. Un procès, c’est un regard de la société sur le criminel.
Il est sans doute normal qu’ils ne puissent pas regarder en face la gravité de ces actes. S’ils pouvaient vraiment le faire, ils se suicideraient. Ce qui serait à mon avis la seule sortie honorable pour un violeur d’enfant. Mourir de honte. Mais non, ils ne se suicident pas (ce sont les victimes d’inceste en général qui se suicident, pas les abuseurs), ils clament leur droit à une deuxième chance.
En toute transparence, en exposant des situations concrètes, Neige Sinno se demande comment transmettre son histoire aux gens qu’elle aime. Elle nous montre de quelle manière cette histoire vient influer son rapport aux personnes qu’elle aime sans révéler son intimité.
Le poème The Tyger, de William Blake, inspire le titre du roman.
The Tyger
Tyger Tyger, burning bright,
In the forests of the night;
What immortal hand or eye,
Could frame thy fearful symmetry?
In what distant deeps or skies,
Burnt the fire of thine eyes?
On what wings dare he aspire?
What the hand, dare seize the fire?
And what shoulder, & what art,
Could twist the sinews of thy heart?
And when thy heart began to beat,
What dread hand? & what dread feet?
What the hammer? what the chain,
In what furnace was thy brain?
What the anvil? what dread grasp,
Dare its deadly terrors clasp!
When the stars threw down their spears
And water’d heaven with their tears:
Did he smile his work to see?
Did he who made the Lamb make thee?
Tyger Tyger burning bright,
In the forests of the night:
What immortal hand or eye,
Dare frame thy fearful symmetry?
William Blake, Songs of Experience
Le Tigre
Tigre, tigre, feu ardent
Des bois du fond de la nuit
Quelle main, quel œil hors du temps
Osèrent ton orde symétrie ?
De quel antre ou de quels cieux
Jaillit le feu de tes yeux ?
Sur quelle aile osa-t-il partir ?
Et de quelle main le brandir ?
Par quel art, quelle vigueur
Bander les arcs de ton cœur ?
Et quand ce cœur se mit à battre,
Quelle main ? Quelle marche opiniâtre ?
Quelle chaîne ? Quel marteau ?
Où fut forgé ton cerveau ?
Quelle enclume ? Quelle horrible peur
Osa contraindre ses terreurs ?
Quand des étoiles churent les armes,
Quand le Ciel fut bain de leurs larmes,
A‑t-il vu son œuvre et souri ?
Lui qui fit l’agneau, t’a‑t-il fait aussi.,
Tigre, tigre, feu ardent
Au fond des bois de la nuit
Quelle main, quel œil hors du temps
Ont osé ton orde symétrie ?
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