Anti ou pro-clichés ?
Les clichés dans vos écrits ou écrire le cliché ?
Les clichés révèlent l’épuisement du langage. La littérature a pour matière première le langage. La littérature interroge aussi sa propre matière. Elle ne peut pas ignorer les clichés. Doit-on les éviter, les éliminer à tout prix ou bien composer avec eux ?
Où trouve-t-on des clichés ?
Chaque mot ou combinaison de mots relève d’une image. Un auteur peut chercher à qualifier :
– Une atmosphère, un paysage ;
– Des personnages ;
– Des sentiments, des émotions.
Les clichés s’immiscent principalement dans les expressions qui procèdent du sensoriel mais aussi dans le traitement narratif d’un personnage et de ses actions. Ils peuvent, par conséquent, parasiter l’action et affaiblir les effets poétiques, voire menacer le style.
Le cliché, incarnation du banal ?
Certaines expressions littéraires appartiennent au lieu commun à force d’usure. Une trouvaille littéraire peut entraîner de massives imitations inconscientes. Nombreux sont les créateurs de poncifs. Victor Hugo, par exemple, en a créé de nombreux. La fraîcheur et la puissance des images qu’il a imaginées ont fini par être ressassées et perdre de leur teneur, procédant d’un « cycle de vie », défini par Hervé Laroche (Dictionnaire des clichés littéraires). La conscience des poncifs dépend de la connaissance littéraire de l’auteur. Mais il en est de même du lecteur. Celui-ci ne détectera un cliché que s’il a un système de références riche.
Le cliché, en littérature, évitable ?
Le cliché présente une expression dépersonnalisée, devenue langage machinal. Nous avons tous développé des mécanismes de références pour trouver nos repères dans la vie et ne possédons pas nécessairement les compétences savantes pour appréhender le moindre sujet dans sa complexité et sa nuance. Personne n’échappe aux clichés. Ils sont aussi générateurs de liens sociaux. Certaines expressions, des formules communes ou des schémas comportementaux facilitent la socialisation. Nous adaptons notre regard en fonction du contexte. Il n’y a pas de complexe à avoir si vous remarquez des clichés dans vos textes. Certains peuvent être gommés après relecture, d’autres peuvent être utiles à une caricature à visée humoristique.
Le cliché, vertu littéraire ?
Pour exploiter un cliché et lui attribuer une qualité littéraire, il suffit d’abord de l’identifier. Sa présence dans un texte n’est pas nécessairement innocente. Volontaire, elle procède d’une distanciation qui vise à interroger la langue elle-même. Un auteur peut décider de montrer le cliché du doigt, de l’investir et de le détourner. Chez Toussaint, Chevillard et Echenoz (cf. Toussaint, Echenoz, Chevillard : le cliché comme engagement littéraire, Gaspard Turin), le cliché devient matière de création et entraîne un dispositif méta discours. L’auteur interroge son outil de travail. Ce n’est pas qu’un procédé de style. Le cliché fait certes intervenir des figures d’analogie, des métaphores, mais aussi des représentations constitutives du récit. Les trois auteurs cités facilitent le repérage des clichés à travers une mise en scène. Ils instaurent ainsi une connivence avec le lecteur qui comprend que l’auteur n’est pas dupe. En introduisant du second degré, le texte ouvre un autre palier de compréhension. Il rend le lecteur actif dans ce processus, sensibilisé à ses propres représentations. C’est l’occasion de jouer sur les faux semblants ou attirer l’attention du lecteur sur ses propres schémas. Ce n’est qu’à la fin de Nous trois d’Echenoz que l’on réalise que Dakota, l’animal qui se faufile partout, est en réalité un rat alors qu’a priori on visualisait plutôt un chien. L’auteur joue sur notre attente et nous maintient dans un état d’attention stimulant.
Chez Echenoz, l’ironie est perceptible ; ses textes comprennent aussi un clin d’œil ludique aux lectures et films d’enfance. Les clichés deviennent référentiels émotionnels. Ils continuent de véhiculer le plaisir de lecture, avec moins de naïveté, certainement. Christine Jérusalem (Jean Echenoz : géographie du vide) y voit même, chez Echenoz, un rapport fétichiste. C’est tout à fait parlant dans Le Méridien de Greenwich, quand le personnage se trouve face à un voilier d’une autre époque :
« On n’aura jamais l’idée de vous y chercher. Gutman peut faire fouiller les bateaux de pêche, surveiller tous les embarquements et même les routes maritimes, mais jamais personne ne touchera à ça, parce que précisément, ça crève les yeux. C’est un vieux tour qui a fait ses preuves. »
- Le bateau stéréotypé de l’aventure est tellement évident qu’il passera inaperçu. Ce motif narratif, à l’évidence tellement ostensible qu’elle devient invisible, est en lui-même un cliché, immédiatement désamorcé par la phrase finale.
Jean Philippe Toussaint, dans La Télévision, présente non pas un Allemand mais un Belge qui cherche à ressembler à un Allemand, rendant le cliché plus apparent.
« J’avais agrémenté ce soir mes chaussures bateau, qui se portent en général les pieds nus, d’une paire de chaussettes blanches afin de leur donner une petite touche de couleur locale. Je devais faire tout à fait Berlinois à présent. »
Echenoz utilise le cliché comme motif de la parodie. Il s’appuie sur les codes narratifs du roman policier, d’espionnage, d’aventure, pour jouer avec le cliché dans la structure du récit.
« Pour s’y rendre, il dut appliquer la procédure classique de la dissuasion des filatures par le zigzag, et c’était encore et toujours le même cirque : et je te saute du taxi devant l’entrée d’un métro, puis d’un autre taxi dans un autre métro, et je te bondis dans la rame au dernier moment, je te rebondis sur le quai juste avant la fermeture des portes et je traverse et retraverse l’immeuble à double entrée, puis l’autre, et je reprends un taxi qui me laisse à 50 mètres de l’allée dérobée où je parviens en nage, hors d’haleine et certain que tout ça ne sert à rien. » — Lac
- Ici, les remarques critiques prennent un ton ironique et révèlent l’intentionnalité du cliché. A travers ce procédé, il interroge la forme romanesque. Aussitôt le cliché exposé, il est infirmé avec un léger décalage qui confirme la parodie.
« Elle traversait la cour prudemment, surveillant ses talons sur les pavés, sans voir Georges à sa fenêtre qu’il ferma aussitôt, puis rouvrit, puis il baissa la voix dans la radio qui criait que si je t’aime (clac), quel problème (clac-clac), car tu mens (clac) tout le temps (clac-clac) et mes larmes sont pour toi (boum, boum) du vent. » — Cherokee
- La métaphore relève du cliché de genre attribué à la chanson populaire. Sa construction syntaxique est incongrue tandis que l’image remplit une mission argotique entrant en opposition avec la prétendue intention « poétique » de l’image.
« Cet écrivain aime sa chambre, sa table, sa chaise, dans la pénombre : on l’envoie en Afrique où sont les lions, dans le soleil. Que va-t-il chercher là-bas ? Un grand poème dit-il. Ou ne serait-ce pas plutôt l’inévitable récit de voyage que tant d’autres avant ont apporté ? On l’a lu déjà, et relu. L’auteur va prétendre que des indigènes l’ont sacré roi de leur village. Il aura percé à jour les secrets des marabouts et appris de la bouche d’un griot vieux comme les pierres quelque interminable légende avec métamorphose. Le pire est à craindre. » — Eric Chevillard, Oreille rouge
- L’ensemble de clichés est ici décliné et simultanément acquis comme cliché à travers cette voix commentative intégrée à la narration.
« Achab ne dira pas le contraire : pendant deux ou trois minutes, le temps d’une chanson, il a été fixé par la baleine, et pendant ces trois minutes (il veut bien appeler ça portion d’éternité), il a entamé auprès d’elle une vie de couple amphibie, éphémère, ébauchant un avenir commun sous six pieds, sous six mille pieds d’eau : elle, continentale, impérieuse, éblouissante même par grands fonds, étrangère à toute forme de susceptibilité, capable au contraire de tout avaler, le navire et ses passagers, la taille d’un estomac disant tout de la capacité d’un être à amortir les coups durs de l’existence. (C’est du moins l’impression du capitaine tout au long de ces trois minutes : pendant ce temps, il se bouche les oreilles et croit rendre son âme goutte après goutte.) Il connaît la sardine, un peu l’anchois, au vinaigre, et certaines variétés de morue en beignet, en brandade, mais la baleine, la baleine blanche, Moby Dick en personne, seulement par ouï-dire, et toujours de loin ; à la toute fin de sa vie de marin, le temps de la harponner (si on en croit les témoins), de se laisser harponner par elle, d’entamer le rodéo le plus rude mais le plus clownesque de l’histoire de l’Amérique océane, le temps de se noyer, il a dû s’infliger une leçon de cétologie accélérée : mœurs, anatomie, forme, tonus musculaire, tout, à commencer par cette peau semblable à rien, comparable à rien, dans quoi il a cru voir, incrustés là depuis si longtemps, des maravédis de l’époque des Rois catholiques. La baleine en retour, quand elle saisit son capitaine, elle le regarde de près, elle le compare à ce qu’elle croyait connaître des hommes : pendant ces trois minutes, elle s’offre elle aussi une leçon d’anthropologie : l’anatomie, les apparences, les intentions, l’énergie du désespoir, le grotesque supporté par la poussée d’Archimède, la virilité combinée avec les impuissances, la coriacité quand même, la boucle du ceinturon, et la tendresse – le ris de veau du fond de son âme. » — Pierre Senges, Achab séquelles
- L’écrivain (publié chez Verticales) travaille le mythe littéraire de Moby Dick de
Melville. Il répond à l’attente, la décale pour la décadrer totalement. Il joue avec l’image virile du marin, la réinvestit, dans un esprit ludique, pour lui rendre hommage et interroger l’effet des mythes littéraires sur le lecteur. La littérature parle d’elle-même : de ses figures, de sa narration, de sa langue, dans sa langue.
En conclusion, il est opportun de repérer les poncifs ou autres lieux communs pour interroger leur caractère esthétique et narratif. S’ils appartiennent au langage commun, leur présence peut prendre un sens critique, d’hommage ou réflexif. Aucun complexe à en écrire. C’est une affaire de dosage et d’ajustement !
Saurez-vous détecter les clichés qui envahissent l’article ?
- Dictionnaire des clichés littéraires, Hervé Laroche
- Le Dictionnaire des idées reçues, Gustave Flaubert
- Stéréotypes et clichés, Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot
- Toussaint, Echenoz, Chevillard : le cliché comme engagement littéraire, Gaspard Turin
- Jean Echenoz : géographies du vide, Christine Jérusalem
- Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Eric Chevillard aux Editions de Minuit
- Cédric Villain, Réalisateur, illustrateur, « Cliché »
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