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Comment écrire un dialogue : règles et pratique littéraire

Le dialogue est un outil du récit qui a recours au style, à la syntaxe et répond à des enjeux narratifs. Chaque écrivain le manie différemment selon les besoins du projet littéraire. Nous vous proposons de réviser les règles de typographie, puis, d’observer les dérèglements présents dans la littérature. Conseils et trucs & astuces vous aideront à concevoir vos propres dialogues !

Les trois piliers de la narration

Le dialogue est un outil intervenant dans l’art du récit. Pour schématiser, l’écrivain raconte une histoire en développant narration, description et dialogues : les trois piliers narratifs (cf. Stephen King, Ecriture Mémoires d’un métier). Il combine et dose ces éléments selon les besoins du récit. Le style intervient sur l’ensemble narratif, dialogues inclus, soulignant l’intrigue, mettant en valeur les péripéties et produisant une expérience sensible et esthétique sur le lecteur.

Dans L’art de la fiction, l’auteur britannique, David Lodge relève que le dialogue de fiction est « privé de l’intonation et du timbre expressifs de la voix humaine », « s’accommodant de l’absence physique des interlocuteurs », à la différence du dialogue de cinéma ou de théâtre. Tout l’enjeu du dialogue en littérature réside alors dans le travail de ces « voix » qui peuvent être soulignées par la mise en scène des corps et la gestuelle des personnages, dans un environnement donné. Cependant, il n’existe pas de méthode unique pour créer un dialogue. C’est un outil littéraire très souple qui stimule la créativité de l’auteur. A lui de s’approprier les outils et procédés littéraires et les adapter aux spécificités de son projet littéraire.

Les trois axes du dialogue en littérature

Le dialogue fait intervenir plusieurs voix (polyphonie) au sein d’un discours littéraire. Cette pluralité apporte une diversité, portée par le registre de langue (voire de syntaxe), l’agencement typographique et la dynamique narrative. Selon le parti pris de l’écrivain, la différenciation des voix sera plus ou moins marquée. En outre, le dialogue répond à des normes typographiques (organisation des caractères de la page : espaces, lettres, signes) régies par l’Imprimerie Nationale. Or, les normes sont faites pour être bousculées et c’est bien le rôle des écrivains.

Nous observerons donc – sans ambition académique ou exhaustive – comment les auteures et auteurs se sont approprié le dialogue sur trois axes :

  • Graphique (typographie, représentation visuelle) ;
  • Narratif : les effets sur le récit, les informations narratives contenues ;
  • Stylistique : l’expérience vécue par le lecteur.

PREAMBULE

Nous englobons sous le terme « dialogue » ce qui relève de l’échange entre différentes voix : de deux à plus. Une voix, c’est une entité qui parle. Et, au sein d’un texte littéraire, il ne s’agit pas forcément d’un être humain. Il peut s’agir d’un animal, un fantôme, une créature, un extra-terrestre, un objet ou même un concept (le temps, la mort, par exemple). De cette manière, nous pourrons aussi bien guetter la voix de personnages que la voix narrative : cette entité, parfois extérieure au récit, qui relate les événements de la narration. Enfin, petite précision, nous évoquerons « récit » ou « narration » pour identifier un texte qui raconte une histoire. L’histoire, c’est la succession de faits. Le récit (ou narration), c’est la manière de raconter cette succession de faits, ne suivant pas forcément la chronologie. 

DIALOGUE : REGLES DE TYPOGRAPHIE

Dois-je mettre un tiret dès la première ouverture de guillemets ? Puis-je utiliser les guillemets anglais ? Quel type de tiret dois-je utiliser ?

Vous essayez d’écrire un dialogue, mais au lieu de vous poser des questions de narration etde personnages, vous vous posez une bête question technique ! Classique, mais pas dramatique. On a appris les règles, en principe, à l’école primaire mais la mémoire nous joue des tours. Ce n’est pas un Alzheimer précoce, plutôt une confusion provoquée par la succession delectures qui présentent différents modes de dialogues. Or, bien souvent, on a appris une règle sans étudier les dérèglements qui jalonnent la littérature.

 

L’utilité des guillemets

Les guillemets soulignent, mettent en valeur, séparent et distinguent. On les utilise en équivalent à l’italique (la combinaison guillemets/italique estproscrite chez les puristes, mais abondamment employée chez les juristes) pour une citation par exemple. Et, bien sûr, les guillemets permettent de – attention, citation ! – :

« […] signaler au lecteur qu’on passe en discours direct », comme le précise Jacques Durillon dans Traité de la ponctuation française, Gallimard, Coll. Tel.

 Le « discours direct », c’est la voix d’un personnage qui s’exprime directement sans le filtre de de la voix narrative. Du coup, le discours indirect désigne une parole restituée par une voix narrative.

Petit exemple de discours indirect pour se repérer : Il lui répète encore la même rengaine sur l’utilité d’un parapluie à Paris. Quant au discours indirect libre, il mêle voix de personnages etnarration. Les discours indirect ou indirect libres peuvent remplacer le discours direct dans un récit. Cependant, il est possible d’alterner les troisau sein d’un ensemble romanesque !

 

Règles canoniques de ponctuation

C’est, a priori, la règle apprise à l’école, mais de moins en moins en pratique dans l’édition. Elle ne laisse aucune place au doute et est contraignante. Les signes obligatoires, si on applique ce principe, sont :

1/ Guillemets français :

« … », à ne pas confondre avec les guillemets anglais : “…”. Les guillemets anglais sont utilisés en typographie française pour introduire une citation dans une citation ou une citation dans un dialogue (ou bien marquer une ironie).

2/ Le tiret cadratin (ou demi-cadratin)

A ne pas confondre avec le trait d’union () qui réunit deux mots (Quels sont-ils ? / Point-virgule), ou le tiret court (utile dans les énumérations), le tiret demicadratin est plus long : . Le tiret cadratin est encore plus long : .

« Dois-je rougir ? dit-il.

— Avec moi, ce n’est pas la peine d’essayer. Vous ne pourriez pas. »

               Les faux monnayeurs, André Gide

Règles de ponctuation déviées (mais admises)

Par souci d’économie, certains auteurs ne vont même pas à la ligne. C’est le cas de Marcel Proust dans A la recherche du temps perdu notamment. Petit écart, mais effet moins aéré pour le lecteur. Il faut le préciser !

« Ils vous ont perdu, dit-il en lisant sur la figure de Jean sa perplexité. Jamais un poète (il prononçait pô-hett) n’a aimé dans toute la littérature que les vers plastiques.  Alors, j’ai tort d’aimer Racine ? demanda anxieusement Jean. Racine est un assez vilaincoco, dit monsieur Rustinlor en fronçant ses sourcils olympiens, et d’ailleurs on a toujours tort d’essayer d’aimer : on aime ou on n’aime pas […]. »
         Jean de Santeuil, Marcel Proust

Règles de ponctuation fantaisistes (mais admises)

Jacques Drillon parle de « Combinaisons curieuses » pour définir des inventions typographiques pas forcément logiques. C’est d’usage notamment chez Charles Baudelaire. Mais, la fantaisie peut générer de la confusion chez le lecteur. N’oublions pas que les signes de ponctuation sont des informations. Or, quand il y a redondance, par exemple, les informations se contredisent.

Il me serait d’ailleurs impossible de dire pourquoi pris à l’égard de ce pauvre homme d’une haine aussi soudaine que despotique. « – Hé ! Hé ! » et je lui criai de monter.
                Le spleen de Paris, Charles Baudelaire

Règle hyper-simplifiée (et écolo)

Il s’agit d’une version sans incises, c’est-à-dire avec les « dit-il » et autres variantes. Nous recommandons cet usage si le but de l’auteur est la fluidité et les repères simples. Les tirets matérialisent le dialogue et on ne s’embarrasse pas de guillemets, économisant du papier. Moins il y a de signes, moins il y a d’espace, moins il y a de papier utilisé. Ce n’est pas pour autant qu’il faut oublier la matrice : le blanc de la page, histoire d’aérer et mieux mettre en valeur certains passages !

– Le chauffeur ronflait-il aussi ?
– Non. Le chauffeur ne ronflait pas. Sa tête reposait entre les seins de sa fille.
– A quoi ressemblait le chauffeur ?
– Il faisait trop sombre pour discerner les traits de son visage. Mais comme je l’avais déjà vu auparavant, je peux vous dire qu’il avait un visage grossier.
          Orgasme à Moscou, Edgar Hilsenrath, Attila (Tripode)

 

– Tu vas voir.
– Je vais voir quoi ?
– Tu vas voir.
[…]
– Ca veut dire quoi core business ?
– Ca veut dire le cœur du business.
– Et c’est quoi le cœur du business ?
– Les machines-outils.
– Je savais même pas qu’on fabriquait des machines-outils.
– Justement. On en fabrique pas dans cet atelier.
– On sait même pas ce qu’on fabrique ici de toute façon.
         Les nuits d’été, Thomas Flahaut, Editions de l’Olivier

Règle simplifiée (avec incises)

Dans Ecriture, Mémoires d’un métier, Stephen King recommande d’éviter au maximum les incises. Pour lui, les incises trop sophistiquées comme « grogna-t-il », « éructa-t-elle », sont de nature à remplacer le dialogue lui-même. Or, selon Stephen King – et on aurait tendance à le rejoindre à Rémanence –, le dialogue peut montrer les enjeux et attitudes des personnages. Nous ajoutons à cela que certaines indications narratives : gestuelle, position dans la pièce, etc. souligneront les intonations des personnages. Dans certaines situations de dialogue multipliant les personnages, l’écrivain a besoin de s’appuyer sur les incises s’il désire les distinguer. C’est le cas dans l’exemple ci-dessous d’Echenoz. Mais les incises peuvent également remplir une fonction comique, par effet de répétition volontaire, comme c’est le cas d’Orgasme à Moscou.

– Je ne vous le fais pas dire, dit Mr Slivovitz.
         Orgasme à Moscou, Edgar Hilsenrath, Attila.

– Danièle est une brave fille, plaida Blondel, c’est juste qu’il faut la connaître un peu. Elle est de Pau, fit-il savoir.
– Ah bon ? fit Bégonhès.
– Oui, dit Blondel enfin je crois que la famille de sa mère est de Pau.
– Un iceberg, insistait Meyer, contact impossible, j’ai tout essayé. Pas ça de sourire. (Il posa son couteau pour faire claquer l’ongle de son pouce sur une des incisives du haut.) Pas ça.
          Nous trois, Jean Echenoz, Les Editions de Minuit


► On remarquera que les éléments de narration associés au dialogue sont soulignés par les parenthèses, à la manière des didascalies. Pourquoi pas !


DIALOGUE, ECARTS & DEREGLEMENTS TYPOGRAPHIQUES

Chaque texte littéraire (roman, nouvelle, poésie…) établit son propre système : construction et repères. Les repères contiennent des informations narratives. Pour donner des indications narratives, tous les écrivains s’appuient sur les mêmes outils (linguistiques, typographiques, syntaxiques), mais ne s’en servent pas de la même manière. Ce qu’il faut retenir c’est que quels que soient les écarts avec les normes linguistiques (grammaire, vocabulaire, syntaxe), ils sont reliés au récit et à la mécanique interne du texte. Et cette mécanique interne révèle l’identité du texte. C’est un marqueur stylistique. Cependant, ce n’est pas forcément séparé des enjeux narratifs. C’est d’ailleurs souvent relié : le fond et la forme, en somme.

Le cas (pas si isolé, mais bien identifié) Maylis de Kerangal

Maylis de Kerangal gomme les marqueurs du dialogue en les entremêlant à la narration. Ainsi, l’écrivain s’affranchit de toute représentation typographique ou de distinction stylistique en éliminant l’incise. Parfois même, elle joue avec le discours indirect libre. Cela peut créer des effets divers selon les passages du roman. Dans cet exemple, on est dans un bar bondé où les voix se chevauchent, se superposent pour n’en former qu’une.

 

 

 

Paula Karst, honneur à toi qui es de retour, décris tes conquêtes, raconte tes faits d’armes ! Jonas craque une allumette, son visage faseye une fraction de seconde à la lueur de la flamme […]. Elle décline avec exactitude la gamme de couleurs, le vert céladon, le bleu pâle, l’or et le blanc de Chine, peu à peu s’emballe, le front haut, les joues enflammées […] Tu fais quoi en ce moment ? Kate l’interroge direct, le verre au bord des lèvres, le regard en contre-plongée sous les cils turquoise […].
           Un monde à portée de main, Maylis de Kerangal, Verticales

Les dialogues absorbés par les voix intérieures

Dans Histoires de la nuit, Laurent Mauvigner alterne les points de vue en superposant la pensée des personnages à – parfois –, une analyse de narrateur. On glisse d’une voix à l’autre et les dialogues s’emboîtent ou en découlent selon les paragraphes. On ne peut pas vraiment évoquer un courant de conscience dans ce roman (Stream of consciousness, en anglais, que l’on retrouve chez James Joyce, Virginia Woolf, Arthur Schnitzler, Albert Cohen, notamment). En effet, les voix des personnages relèvent plutôt de la pensée rétroactive : les personnages repensent au passé récent ou lointain. D’autant plus que c’est à la troisième personne. Néanmoins, à la différence de l’esthétique de Maylis de Kerangal, celle de Laurent Mauvigner, dans ce roman, distingue graphiquement le dialogue.

Elle a un temps d’arrêt mais se reprend, elle n’hésite pas, fonce vers lui et ouvre la porte et, sans lui laisser le temps de moufter, le toise, le fixe en le clouant d’un œil agressif,

Qu’est-ce que vous voulez ?
Euh… oui pardon. Je ne veux pas vous déranger, mais je me demandais…
Je vous ai expliqué que je ne faisais pas visiter la maison si les propriétaires n’avaient pas confirmé le rendez-vous.
Oui oui, je sais, je sais. C’est pas ça. Je voulais juste savoir si, si ça vous dirait de parler. Si vous avez pas envie de parler un peu ?
Désolée, pour ça, c’est pas la bonne adresse.

 Histoires de la nuit, Laurent Mauvigner, 
Les Editions de Minuit 

COMMENT ECRIRE UN DIALOGUE ?

Dialogue & apparences

Il y a ce qu’on dit, et ce qu’on pense, il y a ce qu’on montre et les faux semblants, il y a les apparences et la pensée profonde. C’est ce qu’on appelle le « masque social » ou le vernis. Il y a ce qu’on ne maîtrise pas : les émotions. Et puis il y a l’expression des traits de caractère. Dans un roman, un personnage peut être représenté dans différents contextes et ainsi apparaître sous diverses facettes. C’est d’ailleurs ce qui lui donnera du relief et permettra d’entraîner l’identification du lecteur. Ainsi, un personnage peut être perçu comme (exemples arbitraires) : autoritaire dans le milieu professionnel, réservé en famille, distant avec sa compagne, bavard avec un inconnu, en difficulté chez le psy, hésitant à produire un discours lors d’un mariageAinsi, le dialogue aide – entre autre – à créer un écart entre l’être et le paraître d’un personnage.

Une personne adapte son discours et son mode d’expression à la situation. Il est en de même pour un personnage de fiction. Le dialogue est un espace de la narration qui pose et/ou déplace les enjeux de pouvoir. Par conséquent, le dialogue joue un rôle narratif. Il permet de mettre en scène ou enclencher l’action et contribue à créer une atmosphère au même titre qu’une description. Dans un dialogue, on domine, on est dominé par alternance. Lors d’un échange, on a des émotions et des éléments rationnels. Cela s’équilibre plus ou moins selon les interlocuteurs.

 

Fonctions narratives du dialogue

Léon Spilliaert, Autoportrait (détail), couverture de L’adolescent de Dostoïevski, Folio Classique©

Pour écrire un dialogue littéraire, à l’exclusion du scénario du théâtre ou du scénario – même si on peut évidemment s’en inspirer –, nous avons plusieurs outils à disposition. Ainsi on conçoit un dialogue en choisissant son vocabulaire, composant ses phrases, jouant avec la ponctuation. Cependant, il ne faut pas oublier que le dialogue peut remplir différentes fonctions narratives.

         * Dialogue introductif

Un dialogue peut permettre de présenter un personnage : son mode d’expression et certaines caractéristiques morales, son milieu social…

– Comment t’appelles-tu ?
– Dolgorouki.
– Prince Dolgorouki ?
– Non, Dolgorouki tout court.
– Ah… tout court ! Idiot !
Et il a raison : rien de plus bête que de s’appeler Dolgorouki quand on n’est pas prince. Cette bêtise je la traîne avec moi sans qu’il y ait de ma faute. Plus tard, quand je commençai à me fâcher sérieusement, à la question :

– Tu es prince ?
Je répondais toujours :

– Non, je suis le fils d’un domestique, ancien serf.
Plus tard, quand j’entrai finalement en fureur, à la question : Vous êtes prince ? Je répondais fermement :

– Non, Dolgorouki tout court, fils naturel de mon ancien seigneur, monsieur Versilov.
         L’adolescent, Dostoïevski

 Les Dolgouroki étaient une famille princière. Cet enchaînement dialogué montre la progression du discours du personnage en quelques lignes. Il joue donc de l’ellipse narrative. 

         * Dialogue, Enjeu narratif

Le dialogue contient des informations narratives précises. De plus, les échanges des personnages, selon le ton et la composition des mots peuvent mettre en évidence une tension, comme c’est le cas dans l’exemple suivant :

— Vous exagérez, fit Meyer d’une voix forte, je n’ai pas été formé pour ça. Et puis ce n’est plus de mon âge. Pardon ?
— Vous aviez quand même fait la demande, s’exclama vivement Blondel en repoussant son chien, grimpé sur ses genoux, pour ouvrir sa mallette puis en extraire un document. J’ai le papier, là, vous aviez signé, vous aviez passé les tests. Même que vous aviez commencé l’entraînement.
— C’est loin, dit Meyer doucement, c’était il y a quinze ans. L’espace, on était tous partants. Qu’est-ce que je dis quinze ans. Vingt ans.
— Qu’est-ce que vous dites ? cria Blondel. Vous allez voir que ce n’est pas grand-chose l’entraînement. L’affaire d’un petit mois.

Meyer secoua la tête en desserrant sa ceinture d’un cran, répéta qu’il n’avait plus l’âge en jetant un œilen contrebas, par le hublot, sur un damier céréalier jaune et vert.
         Nous trois, Jean Echenoz, Les Editions de Minuit

  Grâce à des mots-clés, on situe l’univers professionnel des personnages et les positions hiérarchiques, même si les rapports sont inversés. En effet, le chef redouble d’arguments (pas forcément convaincants) pour obtenir un accord du salarié. Le passage au discours indirect prolonge et dilue l’échange dans la narration.

– Voilà dit Grévigne. Je voudrais que tu surveilles ma femme.
– Diable !... Elle te trompe ?
– Non.
– Alors ?
– Ce n’est pas facile à expliquer. Elle est drôle… Elle m’inquiète.
– Qu’est-ce que tu crains au juste ?

Grévigne hésitait.

         D’entre les morts ou Sueurs froides, Boileau-Narcejac 
         (adapté au cinéma dans Vertigo, d’Alfred Hitchcock)

 

 Ce dialogue ouvre le roman. Il pose instantanément l’enjeu narratif et le nœud de l’intrigue qui s’annonce. L’aspect elliptique du dialogue laisse la place au mystère et au silence. Le suspense est enclenché !

Le temps retrouvé, film de Raoul Ruiz avec Chiara Mastroinai & Marcello Mazzarella
« Mais Léa a été, tout le temps de ce voyage, parfaitement convenable avec moi, me dit Albertine. Elle était même plus réservée que bien des femmes du monde.  — Est-ce qu’il y a des femmes du monde qui ont manqué de réserve avec vous, Albertine ? — Jamais. — Alors qu’est-ce que vous voulez dire ? — Hé bien elle était moins libre dans ses expressions. — Exemple ? — Elle n’aurait pas, comme bien des femmes qu’on reçoit, employé le mot embêtant ou le mot : se ficher du monde. »
[…] depuis que j’étais rentré et déclarais vouloir rompre, je mentais aussi.

         La prisonnière, A la recherche du temps perdu, Marcel Proust

► Le narrateur cherche ici à confondre Albertine la soupçonnant de le tromper avec des femmes. Dans cet extrait, les questions du narrateur matérialisent sa suspicion. C’est à travers l’échange que l’on suit le cheminement de pensée du personnage et la manière dont s’élabore un récit dans le récit, celui d’Albertine.

         * Le récit dans le récit à travers le dialogue

Dans certaines situations, le dialogue peut mener à emboîter un récit dans le récit. Les situations narratives qui y ont le plus recours sont : l’entretien chez le psy, éventuellement le premier RDV amoureux (ou « date » en anglais), mais le plus évident c’est l’interrogatoire. Dans ce cas de figure, le dialogue inclut un discours rapporté !

– Vers trois heures du matin nous nous sommes de nouveau réveillés. Dans la chambre quelqu’un pleurait. Mandelbaum a levé la tête, tendu l’oreille et dit : « C’est la mariée. Elle pleure. Vous parlez le hongrois, Lopp, et le roumain. Allez voir et demandez-lui ce qui se passe. »
– Vous êtes allé dans la chambre de la mariée ?
– Oui, dit Lopp. Pour aller dans la chambre, il fallait passer par la cuisine, qui n’était pas dans le noir complet car un peu de lumière filtrait à travers les fentes de la porte de chambre. Dans cette faible lueur, je pouvais voir le chauffeur et Anisoara sur le banc à coucher de la cuisine Le chauffeur s’était endormi nu sur la fille. […]
– Le chauffeur ronflait-il aussi ?

         Orgasme à Moscou, Edgar Hilsenrath

— Maître, si vous saviez comme nous sommes mal payés, vous nous jugeriez moins sévèrement. J'ai une famille à nourrir et Franz que voici voulait se marier ; on cherche à s'enrichir comme on peut et on n'y arrive pas en travaillant, même si on se tue à la tâche. Votre linge est fin et j'ai été tenté : bien sûr qu'il est interdit aux gardiens d'agir de la sorte, j'ai mal agi ; mais c'est l'usage que le linge revienne aux gardiens, il en a toujours été ainsi, croyez-moi ; d'ailleurs ça se comprend, car quelle importance peut encore avoir ce genre de choses pour qui a le malheur d'être accusé ? [...] Nous sommes punis parce que tu nous as dénoncés. Sinon, il ne nous serait rien arrivé, même si on avait appris ce que nous avions fait. Est-ce qu'on peut parler de justice ? Tous les deux, mais surtout moi, nous sommes depuis longtemps de bons gardiens ; avoue toi-même que, du point de vue de l'administration, nous avons bien fait notre service ; nous pouvions espérer une promotion et sans doute aurions-nous bientôt été nommés bastonneurs comme lui, qui a eu la chance que personne ne le dénonce, car ce genre de dénonciation est effectivement très rare. Et maintenant, maître, tout est perdu, notre carrière est terminée, on nous assignera des tâches encore plus subalternes que celle de gardien.

         Le procès, Franz Kafka

          * Le dialogue action

 

– C’est votre femme ? demande aussitôt Meredith – elle s’en moquerait en l’occurrence complètement.

[…] Adrian ne peut quitter le téléphone des yeux. Maintenant vraiment ?

– Si ce n’est pas votre femme, c’est quelqu’un de vraiment insistant.
– Merde, merde. Désolé, je dois à tout prix… Meredith, je dois…

[…]

C’est le code convenu : il décroche. Une voix d’homme, à la fois assurée et atonale, militaire.

– Professeur Adrian Miller ?
– Euh… Oui, répond-il en hésitant.
– Toto, j’ai l’impression...
La voix attend, attend encore, et Miller répond d’une voix blanche :

– Que nous ne sommes plus au Kansas.

[…]

– Adrian, crie Meredith, revenez m’embrasser, même si c’est votre femme !
– Veuillez vous tenir prêt, professeur Miller, poursuit la voix. Un véhicule de police arrive devant Fine Hall dans la minute qui vient et il vous emmènera au point de contact.
– Devant Fine Hall ? Vous savez où je suis ?
– Bien sûr, professeur Miller. Vous êtes géolocalisé à trois mètres près. Quand vous serez en route, nous vous rappellerons pour vous mettre en relation avec le centre opérationnel.

         L’anomalie, Hervé Le Tellier, Gallimard, NRF.

► La combinaison dialogue-narration permet un va-et-vient constant entre l’intériorité des personnages et leur voix. C’est ce léger décalage qui offre une dimension comique supplémentaire au récit.

« Il a une clé ?
– Non.
– La porte est verrouillée ?
– Oui.
– Ecoute, je devrais y aller. Je t’appelle demain matin.
– Reste. »

         Sylvia, Leonard Michaels

 

 

► Ce passage entraîne l’action en créant une forme d’urgence. Il souligne également deux désirs opposés.Les phrases sont très courtes (un mot ou à peine plus). A l’oral, on ne s’embarrasse pas forcément de longs discours ou de raisonnements structurés. Cet exemple révèle la nature de la relation des personnages.

 * Ambiance / Atmosphère

Les éléments du dialogue permettent à travers un choix de vocabulaire, un ton, un jargon, de situer l’environnement.

– Le plein, dit Meyer.

         Nous trois, Jean Echenoz, Editions de minuit

► Bref, percutant et évident. On situe le lieu sans aucune description. Parfait pour les paresseux. Le sens de l’ellipse !

Station essence 

« Je ne supporte pas le bruit de ta machine à écrire.
– Je vais faire le moins de bruit possible.
– Ca ne changera rien. Tu existes. »

Sylvia, Leonard Michaels

Ce bref dialogue exposela tension entre les personnages. Le dialogue est lapidaire et suffit à synthétiser le dysfonctionnement au sein de ce couple.

 

– Respirez !... Toussez !... Bon ! Je voudrais revoir ce cœur… Retenez votre respiration… Hum !... ce n’est pas merveilleux… Rhabillez-vous.

Le docteur regardait Flavières qui enfilait sa chemise et se détournait gauchement pour reboutonner son pantalon.

– Marié ?
– Non. Célibataire… Je rentre d’Afrique.
– Vous avez été prisonnier ?
– Non. Je suis partie en 40. On m’avait réformé à cause d’une mauvaise pleurésie, contractée en 38.

[…]

– Vous buvez n’est-ce pas ?

Flavières haussa les épaules.

– Ca se voit vraiment ?

[…]

– Votre état général n’est pas fameux, observa-t-il ? Vous avez besoin de repos. A votre place, j’irais vivre dans le Midi… Nice… Cannes… Quant à vos obsessions, il faudrait voir un spécialiste.

D’entre les morts ou Sueurs froides, Boileau-Narcejac

 Ce passage est l’ouverture de la deuxième partie du roman. Grâce au vocabulaire et aux ordres du médecin, on comprend immédiatement qu’il s’agit d’une consultation médicale. L’atmosphère de la Seconde Guerre mondiale plane dans ce dialogue, fantôme du récit. De plus, ce dialogue permet de résumer très brièvement une ellipse de quatre ans et montrer l’évolution du personnage à travers l’évocation de son alcoolisme. Mais l’enjeu dramatique qui annonce le basculement psychologique de Flavières, c’est la mention des obsessions.

 


Outils de fabrication de dialogues

Le dialogue retranscrit une langue parlée. Il ne s’agit pas de le calquer sur la langue orale réelle. Mais plutôt, d’en capturer son rythme pour la traduire en prosodie (débits, intonation, ton au sein d’un texte littéraire). C’est l’occasion de changer de mode narratif et ainsi créer une pluralité au sein d’un ensemble. Les voix peuvent être concrètement différentes ou totalement à l’image de la voix narrative et, entre les deux, toutes les nuances sont possibles.

1/ STYLE VOIX DU LOCUTEUR DANS LE DIALOGUE

> Mode d’expression

Pour distinguer les personnages et en accentuer la caractérisation, le dialogue présente des avantages. Ainsi, les voix se modulent selon le registre de langue (d’indéchiffrable, à savant, en passant par familier ou vulgaire). Le registre de langue dépend du vocabulaire et de la syntaxe. Selon le milieu et le contexte, les phrases peuvent être plus ou moins élaborées et plus ou moins longues.

Stephen King estime que dans un dialogue, il faut passer par des mots concrets qui établiront le rapport de force en évitant de céder à la tentation des grossièretés : « On peut être admirablement précis sans avoir du tout recours à la vulgarité et aux grossièretés », Ecriture, mémoires d’un métier, Stephen King.

Le mode d’expression d’un personnage dévoilera son niveau de connaissances dans un contexte spécifique ou général. Pour que cette expression verbale soit perçue comme authentique, l’auteur peut jouer en introduisant des traces d’oralité.

         > Traces d’oralité

Pour créer les effets de l’oralité, il existe plusieurs petits « trucs & astuces » :

Rythme / Injecter des éléments correspondant à un accent, laisser la phrase en suspens, jouer de phrases courtes ou longues pour une accélération ou un ralentissement du débit, mots à peu ou beaucoup de syllabes, composer des phrases avec des allitérations (répétition de consonnes) ou des consonances (répétition de voyelles), un bégaiement, des hésitations, intégrer des silences ;

Syntaxe / Inverser le sujet, couper la phrase, créer des expressions décalées, donner un ton (obséquieux, autoritaire, condescendant, méprisant, moqueur, charmeur…), jouer avec des défauts de prononciation,

Lexique / Intégrer un jargon, un argot, un dialecte, néologismes, employer un mot pour un autre, mauvaise prononciation, imprécision linguistique… 

Il s’agit donc d’écrire de l’intérieur de chaque locuteur d’un dialogue pour traduire sa musicalité vocale singulière. L’enchaînement entre les voix peut créer un effet hésitant ou de tac o tac, par exemple. Quand on travaille le style de son dialogue, on peut vraiment élaborer une poétique au sein d’un texte narratif.

2/ Eléments narratifs dans le dialogue

Le dialogue peut présenter un milieu, illustrer une situation, montrer les caractéristiques de personnages et mettre en perspective les relations et interactions entre les personnages. Se nouent dans le dialogue les enjeux de pouvoir entre les différents locuteurs. Mais le dialogue peut également être un espace dramaturgique qui alimente la narration. « Toute parole répond à un besoin, suppose un but et constitue une action. » Robert McKee, Story Ecrire des dialogues pour la scène et l’écran.

Il apparaît donc constructif, au moment de l’écriture du dialogue, de repérer les nœuds dramatiques et les actions ou situations dont peuvent découler le dialogue. En dosant les informations narratives, en ménageant un espace d’interprétation pout le lecteur, en agissant dans la progression, le dialogue pourra prendre un élan narratif moteur de l’action.


Mini Atelier d’écriture : DEFI DIALOGUES 

►Imaginez un dialogue lors d’un entretien d’embauche alors que le recruteur est ivre et le candidat menteur.

►Inventez un dialogue téléphonique entre le Capitaine Haddock (Tintin) et Norman Bates (le psychopathe de Psychose de Hitchcock) pour une visite immobilière du château de Moulinsart (Tintin).

►Dans une cour de récréation, un groupe d’enfants a fait une « incroyable » découverte, composez les dialogues en adaptant le mode d’expression à l’âge des enfants. En fonction de l’âge que vous aurez choisi, les préoccupations des enfants pourront différer.

 

Mais, pour commencer son dialogue il faut déjà se lancer ?

Comment démarrer un récit


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2 commentaires

    • Merci beaucoup !
      C’est un travail en chantier… L’avantage du blog, c’est que ce n’est pas figé et qu’on peut l’augmenter, le compléter, l’ajuster, le retoucher ! Avec toute l’équipe, nous espérons que cet article aidera les écrivains amateurs et professionnels.

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