Le répit donné par la nuit, Moïra Dalant
L’appartement est petit, elle le connaît bien, l’entrée ouvre directement sur la cuisine éclairée d’une lumière blafarde, en enfilade et étroite, c’est juste un lieu de passage, une entrée, Eugène ouvre la porte, belle gueule beau sourire content de l’accueillir on dirait, mais il est toujours sympa Eugène généreux, elle enlève ses bottines dépose son lourd manteau sur le lit du garçon et s’introduit dans le petit salon où sont déjà rassemblées cinq personnes, le chiffre restera inchangé pendant une bonne partie de la nuit.
Deux sont assises sur le canapé gris qu’Eugène a acheté il y a à peine un mois et dont la couture d’un des gros coussins d’assise s’est déjà complètement éventrée lors d’une baise un peu vénère, ce qu’avait expliqué Eugène la dernière fois qu’elle était venue chez lui. Ça la fait sourire à chaque fois qu’elle voit la couture HS.
Ça la fait sourire à chaque fois qu’elle voit la couture HS.
Sur le canapé deux personnes qu’elle connaît depuis un mois et assises à même le sol trois autres qui se présentent d’elles-même super heureuses d’accueillir l’inconnue qui débarque deux bouteilles d’alcool à la main. Ils jouent à des jeux de rôles, c’est tout simple on reprend la partie à zéro pour que la nouvelle arrivée s’intègre à l’ambiance
C’est comme un peu naïf et en même il y a un truc pesant sur les têtes des six personnes, mais peut-être que c’est seulement elle qui le ressent, elle et cet autre garçon parce qu’entre elle et lui il y a un truc pas dit pas mentionné pas tabou mais juste pas sorti un truc qui va sortir sans qu’on lui demande, un truc qui stagne qui colle un peu les esprits qui embarrasse les mouvements, qui empêche de se sentir vraiment l’aise. Les autres voient rien c’est bien on va avancer à tâtons dans la nuit et on verra bien.
Les autres voient rien c’est bien on va avancer à tâtons dans la nuit et on verra bien.
Assez vite le jeu se termine y’en a un qui veut plus jouer, c’est répétitif on se fait chier on se lève on augmente la musique on commande à boire et des exta pour moins s’emmerder le réflexe on cherche pas à faire autrement pourquoi c’est facile comme ça pas besoin de réfléchir de se forcer la nuit va passer toute seule tu sauras même pas qu’elle est passée il fera déjà jour et t’entendras les oiseaux par la fenêtre enfin là où ils se trouvent ça fait longtemps qu’il n’y a plus d’oiseaux sont partis ailleurs ils ont bien eu raison qu’est-ce qu’on se fait chier à tourner en rond à moitié HS sur le sol dans 10 mètres carré.
maintenant mais elle ne sait pas ce qui la retient impossible de bouger scotchée au matelas y’a des hordes (on dirait des hordes) de gens qui débarquent
Pas facile de prendre des décisions quand a pris un taz pas facile de se plaindre non plus quand on a plus d’envie la nuit passe c’est cool et en même temps non c’est carrément collant maintenant genre gluant ça ne m’intéresse plus maintenant je veux partir de ces 10 mètres carré maintenant mais elle ne sait pas ce qui la retient impossible de bouger scotchée au matelas y’a des hordes (on dirait des hordes) de gens qui débarquent, la lumière s’accélère, ils rentrent un par un dans la chambre ils lui sourient ils sont tous beaux illuminés comme ça, ça défile c’est dingue ils ne s’arrêtent pas, elle bouge pas peut-être qu’elle sourit aucun moyen de comprendre comment son visage réagit à ce moment là elle est clouée au matelas y’en a un qui s’allonge près d’elle à l’envers, ça continue le défilement les gens vont aux chiottes y sont à côté du matelas sur lequel elle est clouée, elle comprend maintenant pourquoi la lumière le défilement les sourires à chaque fois un petit mot ça va ça va oui ça va ça va je vais partir bientôt dès que j’arrive à soulever ma tête, mes bras, dès que j’arrive à me décoller de ce matelas en même pas pressée il fait encore un peu nuit et en vrai elle n’a rien à faire demain la journée n’aura pas d’objectif précis à accomplir, elle peut bien vivre cette nuit qui sera de toute façon plus intéressante que le jour qui suivra enfin tu sais jamais comment ça se profile il reste toujours un peu d’inattendu mais pour l’instant c’est entre le matelas et elle et c’est déjà pas mal oui pas si mal elle se dit si Dédé me voyait mon dieu je sais pas ce qu’elle me dirait, remarque les gens ont l’air heureux c’est le principal, dans la vie le principal c’est d’arriver à lui sourire à cette chienne ; bon elle ne parle pas comme ça la Dédé, là c’est de l’extrapolation parce que le matelas est plus fort que moi et que j’imagine des visages qui me parlent et celui qui revient récurrent c’est celui de la Dédé qui sourit de ses petites dents de lait dans son visage de grand-mère la beauté d’une grand-mère ça me rattrape à chaque instant quoi que je fasse ça m’émeut beaucoup trop pour être tenable.
Moïra Dalant est accompagnée en Lab’ où elle prépare un roman qui met en scène des personnes de son passé et une narratrice souvent en flux de conscience. Ce texte, créé en dehors du Lab’, lors d’une session sur la nuit, présente le personnage récurrent et marquant de Dédé issu de son projet littéraire. La lecture n’est pas facilitée par la presque absence de ponctuation. Alors, il faut se laisser porter par l’élan de la voix. Expérience garantie !
▶ Moïra Dalant participant.e aux ateliers d’écriture que nous proposons.
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