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Les endormis

Les endormis - Marko Mudrinic

C’est fou ce que les gens livrent d’eux lorsqu’ils dorment ! Vous ne trouvez pas, hein, docteur ? D’ailleurs, vous avez bien dû observer quelquefois des patients qui s’étaient endormis pendant la séance, votre divan est si confortable ! C’est arrivé, non ? Bon, vous ne répondez pas… J’ai l’habitude, vous ne répondez jamais !

Bref, je disais : c’est fou ce que les gens livrent d’eux lorsqu’ils dorment !

Cette femme, assise en face de moi, dans le train la semaine dernière, et qui a dormi durant tout le voyage, de Paris à Nantes, c’était comme un livre ouvert sous mes yeux. Après deux heures à l’observer, j’avais l’impression de la connaître, plus que si on avait discuté, ou fait je ne sais quoi ensemble ! Elle était vêtue d’une veste et d’une jupe blanches. Courte, la jupe, alors forcément, mes yeux… Vous voyez ce que je veux dire docteur…

Appuyée contre la vitre, elle avait placé son écharpe bleue sous sa tête, formant ainsi une sorte de coussin. Une mèche de ses cheveux, mi-longs et blonds, tombait sur son visage. Elle dormait d’un sommeil paisible, les lèvres légèrement entrouvertes, bavant un peu et poussant de temps à autre de petits soupirs. Elle avait un air extrêmement juvénile, presque enfantin, qui contrastait avec ses formes généreuses de femme mûre et avec ses mains, croisées sur ses cuisses, parsemées de taches de cimetière. C’est comme ça, hein docteur, qu’on nomme les taches brunes sur la peau ?

Bref, cette femme endormie, abandonnée devant moi, était à la fois la jeunesse et la maturité, la douceur et la force, la glace et le feu. Cette femme était pour moi, c’était une évidence ! Voilà ce que j’ai ressenti. Vous comprenez, docteur ? Et au fil des kilomètres, dans ce train lancé à toute vitesse, je me demandais comment j’allais pouvoir l’aborder avant que, arrivée à destination, elle ne s’empare précipitamment de sa valise, se jette hors du train et coure vers les bras d’un homme qui, j’en étais certain, l’attendait au bout du quai.

Elle allait m’échapper, je devais la retenir, et j’avais peu de temps pour imaginer une stratégie. Lui parler un peu fort pour la réveiller ? Elle serait alors certainement de mauvaise humeur. Caresser sa main ou son mollet ? Je risquais une bonne gifle. Renverser mon café sur ses genoux ? Pire ! Non, il fallait que je trouve autre chose, de plus original, de moins frontal. Vous me suivez toujours, hein, docteur ?

Je ne sais pas si je vous ai déjà parlé de ça, mais j’ai un don un peu particulier : je sais ronronner. Oui, ronronner, exactement comme un chat. J’avoue que ça fait son petit effet, surtout auprès des femmes, dans certaines circonstances. Vous voyez ce que je veux dire, n’est-ce pas docteur ? Bref, je me suis dit : C’est le moment de me faire remarquer, mais tout en délicatesse.

Alors je me suis mis à ronronner. Doucement d’abord, puis de plus en plus fort. Ça ne l’a pas réveillée, ma belle endormie, mais j’ai vu un sourire s’esquisser sur ses lèvres. Elle avait l’air d’apprécier. Un quart d’heure de plus, docteur et, en ouvrant les yeux, elle me tombait dans les bras, j’en suis certain ! Mais cela ne s’est pas passé comme prévu.

A force de ronronner, ronronner, ronronner, ronronner pendant des kilomètres, eh bien c’est moi qui me suis endormi… Et lorsque je me suis réveillé, en gare de Nantes, elle avait disparu.

Voilà docteur, vous en pensez quoi de tout ça ? D’accord, ce n’est pas une réussite totale, mais vous ne trouvez pas que je fais des progrès, tout de même, en matière de communication avec les femmes ? Hein docteur ? Mais vous ne dites rien… Vous ne vous seriez pas endormi par hasard ?

 


▶ Claire participant.e aux ateliers d’écriture que nous proposons.
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