Points de vue narratifs

Points de vue narratifs

L’art du récit – ou art narratif – consiste à dérouler l’illusion une séquence temporelle, en composant des phrases qui, à travers le son et le sens génèrent des images et articulent un processus

POINTS DE VUE NARRATIFS

Le ou les points de vue, d’un roman ou d’une nouvelle, organisent la place du lecteur et déterminent son degré d’immersion, selon le parti pris artistique.

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Pour créer un récit, l’écrivain s’appuie sur les piliers de l’art du récit :

  • le-s point-s de vue,
  • la-les voix narrative-s,
  • l’articulation temporelle.

En recourant aux fonctions narratives, ainsi on quitte le statut d’histoire (enchaînement neutre des événements) pour celui de récit (manière de présenter les événements). Mais il ne faut pas oublier que ces choix dépendent des personnages et de leurs interactions. Le ou les points de vue, d’un roman ou d’une nouvelle, organisent la place du lecteur et déterminent son degré d’immersion, selon le parti pris artistique.

Le point de vue, en littérature, indique l’endroit d’où le lecteur regarde le récit ; c’est donc une information spatiale. Mais le point de vue indique également une manière de voir selon un contexte, des facteurs sociaux ou psychologiques, par exemple. Cela relève d’une vision, d’une prise de position.

Point de vue ou focalisation

points de vue art du récit ateliers d'écriture couloir d'hôtel la nuitLe point de vue du narrateur est aussi désigné comme « focalisation ». Il s’agit, pour le lecteur, de suivre une façon de voir et de percevoir les événements de l’histoire (situations, péripéties). Le narrateur ou la narratrice est la voix qui raconte l’histoire et se distingue de l’auteur·e. Cette voix est une entité qui n’a pas forcément de corps (ni d’identité) ! En effet, ce n’est pas toujours un personnage. En outre, cette voix pose un regard singulier sur les situations.

S’attarder sur les détails, en développer jusqu’à dilater le temps, se moquer, dramatiser… cela dépend du point de vue et de cette voix qui est une entité interne ou externe au récit. Les points de vue peuvent varier au sein d’un même texte. Tout est possible !

On compte trois types de points de vue en narration :

  1.                             Point de vue interne
  2.                             Point de vue externe
  3.                             Point de vue omniscient (zéro)

                            Point de vue interne

Il existe deux profils de narrateurs soumis à la focalisation interne :

              – La narratrice ou le narrateur est la/le personnage principal de l’histoire.

art du récit focalisation dans le récit homme-Magritte regardant un trou de serrure dans un tableau au muséeOn parle de narrateur-personnage, narrateur-participant. La lectrice ou le lecteur accède à l’unique intériorité d’un narrateur ou d’une narratrice. S’il connaît son passé et suit son présent, il n’est pas possible de connaître son futur. Le lecteur a le même degré de connaissance des événements que la narratrice ou le narrateur.

Et même plus ! Il voit le récit à travers son filtre et découvre ce que le narrateur ou la narratrice ressent et pense. Si le narrateur-personnage est ivre, le lecteur voit les événements dans un état d’ébriété spécifique. S’il est amnésique, le lecteur a accès aux informations de manière fragmentaire. Ainsi, on suit le récit à travers la vision du narrateur, au sens propre et figuré !

« Deux ou trois fois, pendant un instant, j'eus l'idée que le monde où étaient cette chambre et ces bibliothèques, et dans lequel Albertine était si peu de chose, était peut-être un monde intellectuel, qui était la seule réalité, et mon chagrin, quelque chose comme celui que donne la lecture d'un roman et dont un fou seul pourrait faire un chagrin durable et permanent et se prolongeant dans sa vie ; qu'il suffirait peut-être d'un petit mouvement de ma volonté pour atteindre ce monde réel, y rentrer en dépassant ma douleur comme un cerceau de papier qu'on crève, et ne plus me soucier davantage de ce qu'avait fait Albertine que nous ne nous soucions des actions de l'héroïne imaginaire d'un roman après que nous en avons fini la lecture. Au reste, les maîtresses que j'ai le plus aimées n'ont coïncidé jamais avec mon amour pour elles. Cet amour était vrai, puisque je subordonnais toutes choses à les voir, à les garder pour moi seul, puisque je sanglotais si, un soir, je les avais attendues. Mais elles avaient plutôt la propriété d'éveiller cet amour, de le porter à son paroxysme, qu'elles n'en étaient l'image. Quand je les voyais, quand je les entendais, je ne trouvais rien en elles qui ressemblât à mon amour et pût l'expliquer. Pourtant ma seule joie était de les voir, ma seule anxiété de les attendre. On aurait dit qu'une vertu n'ayant aucun rapport avec elles leur avait été accessoirement adjointe par la nature, et que cette vertu, ce pouvoir simili-électrique avait pour effet sur moi d'exciter mon amour, c'est-à-dire de diriger toutes mes actions et de causer toutes mes souffrances. Mais de cela la beauté, ou l'intelligence, ou la bonté de ces femmes étaient entièrement distinctes. Comme par un courant électrique qui vous meut, j'ai été secoué par mes amours, je les ai vécus, je les ai sentis : jamais je n'ai pu arriver à les voir ou à les penser. J'incline même à croire que dans ces amours (je mets de côté le plaisir physique qui les accompagne d'ailleurs habituellement, mais ne suffit pas à les constituer), sous l'apparence de la femme, c'est à ces forces invisibles dont elle est accessoirement accompagnée que nous nous adressons comme à d'obscures divinités. C'est elles dont la bienveillance nous est nécessaire, dont nous recherchons le contact sans y trouver de plaisir positif. Avec ces déesses, la femme durant le rendez-vous nous met en rapport et ne fait guère plus. Nous avons, comme des offrandes, promis des bijoux, des voyages, prononcé des formules qui signifient que nous adorons, et des formules contraires qui signifient que nous sommes indifférents. Nous avons disposé de tout notre pouvoir pour obtenir un nouveau rendez-vous, mais qui soit accordé sans ennui. Or, est-ce pour la femme elle-même, si elle n'était pas complétée de ces forces occultes, que nous prendrions tant de peine, alors que quand elle est partie nous ne saurions dire comment elle était habillée et que nous nous apercevons que nous ne l'avons même pas regardée ?

Comme la vue est un sens trompeur ! Un corps humain, même aimé comme était celui d'Albertine, nous semble, à quelques mètres, à quelques centimètres, distant de nous. Et l'âme qui est à lui de même. Seulement, que quelque chose change violemment la place de cette âme par rapport à nous, nous montre qu'elle aime d'autres êtres et pas nous, alors aux battements de notre cœur disloqué, nous sentons que c'est, non pas à quelques pas de nous, mais en nous, qu'était la créature chérie. En nous, dans des régions plus ou moins superficielles. Mais les mots : ‘’Cette amie, c'est Mlle Vinteuil’’ avaient été le Sésame, que j'eusse été incapable de trouver moi-même, qui avait fait entrer Albertine dans la profondeur de mon cœur déchiré. Et la porte qui s'était refermée sur elle, j'aurais pu chercher pendant cent ans sans savoir comment on pourrait la rouvrir.

Ces mots, j'avais cessé de les entendre un instant pendant qu'Albertine était auprès de moi tout à l'heure. En l'embrassant comme j'embrassais ma mère à Combray pour calmer mon angoisse, je croyais presque à l'innocence d'Albertine ou du moins je ne pensais pas avec continuité à la découverte que j'avais faite de son vice. Mais maintenant que j'étais seul, les mots retentissaient à nouveau comme ces bruits intérieurs de l'oreille qu'on entend dès que quelqu'un cesse de vous parler. Son vice maintenant ne faisait pas de doute pour moi. La lumière du soleil qui allait se lever, en modifiant les choses autour de moi me fit prendre à nouveau, comme en me déplaçant un instant par rapport à elle, conscience plus cruelle encore de ma souffrance. Je n'avais jamais vu commencer une matinée si belle ni si douloureuse. En pensant à tous les paysages indifférents qui allaient s'illuminer et qui la veille encore ne m'eussent rempli que du désir de les visiter, je ne pus retenir un sanglot quand, dans un geste d'offertoire mécaniquement accompli et qui me parut symboliser le sanglant sacrifice que j'allais avoir à faire de toute joie, chaque matin, jusqu'à la fin de ma vie, renouvellement solennellement célébré à chaque aurore de mon chagrin quotidien et du sang de ma plaie, l'œuf d'or du soleil, comme propulsé par la rupture d'équilibre qu'amènerait au moment de la coagulation un changement de densité, barbelé de flammes comme dans les tableaux, creva d'un bond le rideau derrière lequel on le sentait depuis un moment frémissant et prêt à entrer en scène et à s'élancer, et dont il effaça sous des flots de lumière la pourpre mystérieuse et figée. Je m'entendis moi-même pleurer. » – « Albertine disparue », A la recherche du temps perdu, Marcel Proust

              – La narratrice ou le narrateur n’est pas le personnage principal du récit car celui-ci est désigné à la 3e personne (Il/elle). Mais le narrateur entre dans la peau de celui-ci !

Narratrice narrateur interne points de vue homme face à un mur bicolore

On dit que le narrateur entre dans la peau du personnage, car le lecteur est immergé dans sa sensibilité. Le vocabulaire y est subjectif et déploie des sensations et des réflexions intérieures.

La focalisation interne mène le lecteur à s’identifier au personnage et cultive une illusion de réel. Cela signifie qu’il n’est pas indispensable de raconter à la première personne pour créer une proximité avec son lecteur et présenter la subjectivité de son personnage principal !

 

 

« La route monte, arrive sur la crête. Il n’a jamais vu la mer, et il pense : ‘’C’est comme le bord du néant. L’impression qu’en franchissant ce bord je tomberais à pic dans le néant. Là où les arbres ressembleraient à tout autre chose qu’à des arbres, là où ils porteraient un autre nom, là où les gens seraient, s’appelleraient autre chose que des gens.’’ Et Byron Bunch n’aurait même pas à être ou à ne pas être Byron Bunch. Byron Bunch et sa mule réduits à rien par leur chute rapide, jusqu’au moment où ils prendraient feu, comme le révérend Hightower dit que cela arrive à ces roches qui vont si vite dans l’espace qu’elles s’enflamment et se consument sans même laisser une escarbille qui puisse tomber sur terre. »

– Lumière d’août, William Faulkner, traduction Maurice Edgar Coindreau

 

Point de vue externe

Point de vue zéro focalisation deux caméras de surveillance dans un ciel nuageuxLa focalisation externe crée un effet d’objectivité, sans induire d’impression sur le lecteur. Le récit est conté à la 3e personne (il/elle/on). Le narrateur en sait moins que les personnages, comme s’il s’agissait d’un témoin neutre. Il n’est pas impliqué dans l’histoire et offre tout pouvoir au lecteur de parvenir à ses conclusions.

Ce point de vue n’est que rarement employé sur la totalité d’un roman. En effet, ce parti pris répond plus facilement à un principe formel, relevant de la littérature à dispositif.

 

 

« Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville de Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard.

    Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage s’absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s’échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d’une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l’avant, tintait sans discontinuer.

    Enfin le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d’usines, filèrent comme deux larges rubans que l’on déroule.

    Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile. À travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d’œil, l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir.

Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deux mois, avant d’aller faire son droit. Sa mère, avec la somme indispensable, l’avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elle espérait, pour lui, l’héritage ; il en était revenu la veille seulement ; et il se dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale, en regagnant sa province par la route la plus longue. » 
– L’éducation sentimentale, Gustave Flaubert

A noter que l’incipit de l’Education sentimentale présente un point de vue externe. Mais que le roman procède d’un glissement de points de vue. Ensuite, le roman sera omniscient, puis interne en mettant en perspective l’intériorité de Mme Arnoux.


 

Point de vue omniscient

point de vue omniscient Dieu Lunette face à un cheminPoint de vue zéro ou point de vue de Dieu, le lecteur accède à tous les savoirs : Il voit tout, perçoit tout et accède à toutes les informations, même les pensées (ou le dossier médical) et le passé. L’estomac du personnage principal ou les pensées du chien de sa voisine n’ont (potentiellement) aucun secret pour un tel narrateur !

Ce qui est intéressant, c’est que ce point de vue permet d’en savoir plus que les personnages eux-mêmes ! Cela donne toute latitude au narrateur pour porter un jugement sur les personnages, sans complexe.

 

« Nathan road, la grande et bruyante avenue sur laquelle donnait son hôtel, était illuminée comme les Champs-Elysées lors des fêtes de Noël, la circulation, s'effectuait sous des arcs de lampions rougeoyants qui figuraient des dragons. Il marcha sans but dans la foule dense et indifférente, l'odeur un peu fade de la cuisine à la vapeur, parfois du poisson séché. A mesure qu'il avançait, les magasins devenaient plus luxueux, on y vendait du matériel électronique détaxé et de nombreux touristes faisaient leurs emplettes. A l'extrémité de l'avenue, qu'il avait fini de descendre, une grande place ouvrait sur la baie, de l'autre côté de laquelle s'étendait un miroitant chaos de gratte-ciel étagés au flanc d'une montagne dont le sommet se perdait dans la brume nocturne. Se rappelant des photos vues dans des magazines, il pensa que cette cité spectaculaire était Hong Kong et se demanda où il se trouvait, lui. Profitant, encore une fois, de pouvoir confesser une ignorance qui n'avait rien d'anormal, il posa la question à une Européenne en short, du genre routarde, qui tout de même : "Here, Kowloon, et le nom lui était vaguement familier, il avait dû le lire quelque part. Il comprit, en regardant le plan déplié par la routarde, qu'une partie de ville se trouvait sur l'île, en face de lui, l'autre sur le continent, un peu comme Manhattan à New York, et qu'il avait choisi son hôtel dans la portion continentale, Kowloon donc. Un service de Ferry reliait les deux rives, les gens apparemment, l'empruntaient comme le métro. S’insérant dans la foule, il se dirigea vers l'embarcadère, acheta un billet, attendit que le ferry glisse contre le quai, que les passagers descendent, et monta quand l'employé livra le passage. » – La moustache, Emmanuel Carrère

Variation des points de vue

Récit et points de vue jumelles face à la montagneUn roman peut alterner les points de vue et ainsi permettre au lecteur d’avoir accès à différentes dimensions d’un récit. Cela entraîne une variété narrative au sein d’un récit et peut relancer l’intérêt du lecteur. Cependant, un changement de point de vue au sein d’un roman n’entraîne pas systématiquement un changement de voix narrative.

Parmi les variations de points de vue envisageables, on peut imaginer l’alternance de regard d’un personnage à l’autre ou le chevauchement en intégrant le récit dans le récit (voir métalepse).

 

Ces choix dépendent des éléments que veut souligner l’auteur·e et de l’expérience qu’il désire faire vivre à ses lecteurs.

Points de vue : de l’objectivité à la subjectivité

On peut conclure que les choix de points de vue correspondent à des choix de caméra : caméra sur travelling, Go-Pro, caméra de surveillance, Steadycam, caméra médicale, Webcam…. Selon le type de caméra, son emplacement et ses mouvements, on traite différemment l’histoire. Ainsi, on peut glisser de l’objectivité à la subjectivité en passant par des nuances ! Peu importe si le narrateur est hétérodiégétique (hors de l’histoire), c’est vraiment la focalisation qui est déterminante.


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