Voix narrative à la loupe
L’art du récit découle de différents procédés littéraires qui engendrent l’identité d’une nouvelle, d’un conte, d’un roman – ou même d’un poème narratif. Le point de vue et la voix narrative sont intrinsèquement liés. S’y ajoutent la construction de personnages, le temps du récit (et la concordance des temps), la durée du récit (ellipse, accélération dilatation, etc.).
Nous nous concentrons ici sur les récits de fiction et excluons, de fait, ce qui relève de l’autobiographie, du témoignage ou tout autre écrit de non fiction. Ce qui ne signifie pas que ces registres littéraires ne questionnent pas le rapport à la voix narrative, – en particulier l’usage du pronom –, au contraire. Observons les voix narratives à la loupe !
Comment fonctionnent les voix narratives ?
Attrapez votre roman préféré et passez-le sous la loupe ! Alors, qui parle à qui, de quoi ? Que les choses soient claires, ce n’est pas directement l’auteur·e qui parle. En effet, le dispositif même du roman (ou tout texte de fiction) est circonscrit à un espace fictionnel, incarné par le livre (si on reste attaché à l’objet physique).
C’est bien l’auteur·e qui écrit le texte et bâtit une constellation imaginaire, mais une fois devenu livre, le texte s’émancipe. Marcel Proust (encore ?), dans Contre Sainte-Beuve, le résume parfaitement :
« Le livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. »
Trois entités cohabitent dans un seul être (l’humain qui a écrit le livre), mais sont perçues différemment par les lectrices et les lecteurs :
- L’auteur, l’autrice – qui écrit l’histoire, de sa « table », dans l’espace et le temps réels (passés au moment de la lecture). - La narratrice, le narrateur – qui raconte l’histoire dans la temporalité du récit ou une autre temporalité fictionnelle. Intermédiaire entre le récit et les lecteurs. - Le ou les personnages – qui vivent l’histoire dans la temporalité fictionnelle du présent de narration, parfois à différentes périodes de la « vie ».
Quand vous écrivez une fiction – quelle que soit sa forme –, vous êtes certes auteur·e, mais en plus, cela vous distingue aussi de votre « moi » de tous les jours. Quant à ce que vous créez, c’est un objet de création extérieur à vous. Ne prenez pas peur si vous parvenez à rentrer dans la peau d’un Serial Killer ou que vous réalisez (par la fiction) votre fantasme romantique. Vous donnez une expérience à vivre à votre lecteur qui, peut-être, se mettra à rêver d’amour ou de meurtres ! Il l’aura entendu de la voix que vous aurez imaginée, en adéquation avec votre intrigue.
Le narrateur (ou la narratrice) joue donc un rôle fictif. Mais alors comment imaginer cette entité qui porte l’histoire ? Quelle identité donner à sa voix narrative ? Doit-on ne sélectionner qu’une seule voix narrative ?
Le statut de la voix narrative
La narration correspond à l’acte de narrer, et est portée par une « voix ». Une « voix » qui prend la parole avec son rythme, son flux, ses tic de langage, son vocabulaire… La voix narrative est désignée comme une entité (abstraction considérée comme réelle) parce qu’elle peut avoir une identité sans nécessairement être quelqu’un. Cette voix joue un rôle essentiel dans le processus de lecture : C’est à travers elle que le lecteur voit (et même vit une expérience). C’est la voix narrative qui incarne le point de vue (son point de vue peut cependant changer en cours de récit et, d’ailleurs, le récit peut être polyphonique).
Du latin narrator « celui qui raconte », le narrateur ou la narratrice qui prend la parole pour relater des événements ! La voix narrative peut – par alternance –, témoigner de la scène, décrire des décors ou des personnes, injecter des pensées, poser des jugements… Quand apparaît un dialogue, qu’advient-il de la voix narrative ? Elle peut, si elle est personnage, s’inscrire dans le dialogue, ou s’effacer.
Le rôle de la voix narrative
Le récit est agencé par la voix narrative. C’est le narrateur qui raconte l’histoire dans un certain ordre (chronologie linéaire, analepse, prolepse), détaille ou non certaines informations relatives au récit et s’attarde plus ou moins sur un détail. Par conséquent, c’est la voix narrative qui construit le récit.
Les types de narrateurs/narratrices
Il existe deux types de narrateurs-narratrices : narrateur omniscient et narrateur-personnage. Le narrateur-personnage présente deux sous-catégories : narrateur personnage principal et narrateur personnage témoin.
Narrateurs-personnages
On appelle également le narrateur-personnage « narrateur présent » parce qu’il est là maintenant, dans le fil du récit ! Ainsi, il fait partie de l’histoire qui est racontée selon sa perspective, potentiellement altérée par sa mémoire défaillante, sa mauvaise foi, son jugement catégorique, ou les troubles de sa vision (par exemple). C’est ce que le narrateur-personnage ressent et perçoit en toute subjectivité qui est porté par lui.
Ce type de voix narrative n’est pas forcément très fiable, mais traduit des impressions puissantes qui agissent sur le lecteur, car son regard est singulier.
Elle peut être à la 1re ou à la 3e personne, plus souvent à la 1re. Ce n’est pas le personnage principal. Alors, même s’il est actif pendant le récit, il met en avant le ou les personnages principaux et se met parfois en retrait, de son poste d’observation privilégié.
Narrateur personnage principal
Le narrateur personnage principal, ou narrateur-participant, raconte son vécu à la 1re personne, en ayant uniquement accès à son intériorité. Son degré de fiabilité et sa propension au flou peuvent varier, mais sont déterminants dans la perception du récit.
C’est un narrateur qui impose sa présence et donne le LA au récit. Il peut générer une adhésion d’identification chez le lecteur ou, au contraire, un agacement profond. L’altérité est plus compliquée à mettre en scène dans une histoire avec un narrateur personnage principal et la dimension du récit, unique.
A Rémanence des mots, le cinéma n’est jamais très loin de nos références et on encourage nos écrivains, nos participants, à se figurer des films pour plus facilement appréhender les principes narratifs. On pourrait donc associer ce type de narrateur à une caméra subjective. On accède à tout selon son champ de vision. Cela délimite l’espace, le temps et les interactions.
Cependant, l’avantage, par rapport à un film (qui, lui, devra imiter le procédé littéraire avec une voix off de compensation), c’est que la projection dans la subjectivité du personnage nous offre même une place dans sa pensée. Cette pensée peut présenter ses croyances, ses réflexions, ses analyses, un système de raisonnement et ses émotions. Les motivations du narrateur sont plus faciles, a priori, à appréhender.
–– « Du côté de chez Swann », A la recherche du temps perdu, Marcel Proust
A la recherche du temps perdu est une œuvre qui s’étale sur la durée et se compose de différentes strates de temps. Par conséquent, si la voix narrative reste identique tout le long du roman, elle n’adopte pas toujours exactement le même point de vue et bascule dans « Du côté de chez Swann », au chapitre « Un amour de Swann ». Le narrateur se retire du récit. En effet, il relate des événements qui précèdent sa naissance, excluent tout usage de la première personne, et partagent des informations conférant à l’instance narrative un caractère omniscient. C’est cependant encadré par deux chapitres conséquents à la 1re personne.
L’extrait ci-dessous présente sans équivoque un narrateur-personnage principal. Mais il est intéressant de voir que dans le décor, il prend une place – en retrait – d’observateur.
La haie laissait voir à l’intérieur du parc une allée bordée de jasmins, de pensées et de verveines entre lesquelles des giroflées ouvraient leur bourse fraîche, du rose odorant et passé d’un cuir ancien de Cordoue, tandis que sur le gravier un long tuyau d’arrosage peint en vert, déroulant ses circuits, dressait aux points où il était percé au-dessus des fleurs, dont il imbibait les parfums, l’éventail vertical et prismatique de ses gouttelettes multicolores. Tout à coup, je m’arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision ne s’adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des perceptions plus profondes et dispose de notre être tout entier. Une fillette d’un blond roux qui avait l’air de rentrer de promenade et tenait à la main une bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de taches roses. Ses yeux noirs brillaient et comme je ne savais pas alors, ni ne l’ai appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je n’avais pas, ainsi qu’on dit, assez « d’esprit d’observation » pour dégager la notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d’un vif azur, puisqu’elle était blonde : de sorte que, peut-être si elle n’avait pas eu des yeux aussi noirs,—ce qui frappait tant la première fois qu’on la voyait—je n’aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus.
Narrateur personnage témoin
Le narrateur personnage témoin ou narrateur témoin (pour faire court) raconte l’histoire à la 3e personne, mais se manifeste à la 1re personne pour évoquer ses émotions. Il observe le personnage principal. Souvent, il agit peu dans le récit.
–– Le Joueur d’échecs, Stefan Zweig
La nouvelle se présente comme un récit-cadre ou récit par enchâssement, présentant plusieurs récits dans le récit – registre relevant de la métalepse et correspondant à une mise en abyme (principe de la Vache qui rit… si vous doutez).
Le narrateur est à bord d’un bateau en direction de l’Argentine. Parmi les passagers, il y le champion mondial d’échecs. Le narrateur prend une position de témoin face à une scène relevant du présent de narration, puis il va transmettre sa connaissance du passé du personnage mystérieux qui apparaît à cette occasion.
Le rôle du narrateur-témoin est aussi de porter la parole de l’autre. Ainsi, la nouvelle présente plusieurs voix narratives selon les récits qu’elle présente. L’extrait suivant permet d’observer la voix et la présence du narrateur qui établit un « fil rouge ».
Sur le grand paquebot qui à minuit devait quitter New York à destination de Buenos-Aires, régnait le va-et-vient habituel du dernier moment. Les passagers embarquaient, escortés d’une foule d’amis ; des porteurs de télégrammes, la casquette sur l’oreille, jetaient des noms à travers les salons ; on amenait des malles et des fleurs, des enfants curieux couraient du haut en bas du navire, pendant que l’orchestre accompagnait imperturbablement ce grand spectacle, sur le pont. Un peu à l’écart du mouvement, je m’entretenais avec un ami, sur le pont- promenade, lorsque deux ou trois éclairs jaillirent tout près de nous – apparemment, un personnage de marque que les reporters interviewaient et photographiaient encore, juste avant le départ. Mon compagnon regarda dans cette direction et sourit : « Vous avez à bord un oiseau rare : Czentovic. » Et, comme je n’avais pas vraiment l’air de comprendre ce qu’il voulait dire, il ajouta en guise d’explication : «Mirko Czentovic, le champion mondial des échecs. Il a traversé les États-Unis d’est en ouest, sortant vainqueur de tous les tournois, et maintenant il s’en va cueillir de nouveaux lauriers en Argentine. »
Je me souvins alors de ce jeune champion et de quelques particularités de sa fulgurante carrière. Mon ami, qui lisait les journaux mieux que moi, compléta mes souvenirs d’une quantité d’anecdotes.
Narrateur omniscient
Le narrateur omniscient peut être nommé narrateur absent ou narrateur Dieu. Il ne fait pas partie de l’histoire, mais il sait tout sur tout ! Il peut naviguer de l’intériorité d’un personnage à l’autre et relate l’histoire à la 3e personne. Il peut même voyager dans le temps, d’une époque à une autre. Le narrateur omniscient en sait plus que les personnages eux-mêmes et peut anticiper les événements.
Les deux extraits suivants soulignent l’accès à l’intériorité du personnage. On découvre son raisonnement. L’incipit pose directement les principes du récit en anticipant le futur qui attend le personnage. L’histoire devenant le sujet, le narrateur étant omniscient, dès les premières lignes, le personnage semble pris dans un destin. Cela rappelle la tradition du tragique et crée un effet similaire de suspense, car on attend l’affaire et… ses conséquences.
–– Trilogie new-yorkaise, « Cité de verre – Revenants », Paul Auster
[INCIPIT] C'est un faux numéro qui a tout déclenché, le téléphone sonnant trois fois au cœur de la nuit et la voix à l'autre bout demandant quelqu'un qu'il n'était pas. Bien plus tard, lorsqu'il pourrait réfléchir à ce qui lui était arrivé, il en conclurait que rien n'est réel sauf le hasard. Mais ce serait bien plus tard. Au début, il y a simplement eu l'événement et ses conséquences. Quant à savoir si l'affaire aurait pu tourner autrement ou si elle avait été entièrement prédéterminée dès le premier mot qui sortit de la bouche de l'étranger, ce n'est pas le sujet. Le sujet, c'est l'histoire même, et ce n'est pas à elle de dire si elle a un sens ou pas. […] Chaque fois qu'il sortait marcher, il avait l'impression de se quitter lui-même, et, en s'abandonnant au mouvement des rues, en se réduisant à n'être qu'un œil qui voit, il pouvait échapper à l'obligation de penser, ce qui, plus que toute autre chose, lui apportait une part de paix, un vide intérieur salutaire.
Narrateur, conclusion
Le choix du type de narrateur dépend de l’implication de celui-ci dans le déroulement de l’intrigue, mais aussi du registre textuel envisagé (Journal, roman épistolaire, témoignage de fiction, etc.).
Choisir un narrateur, c’est déterminer un point de vue, affirmer une voix et créer un lien plus ou moins complice avec son lecteur en le rendant plus ou moins actif, plus ou moins immergé…
Cependant, on n’est pas condamné à maintenir le même narrateur et le même point de vue d’un récit. Ainsi, un roman ou une nouvelle peut alterner les voix narratives et/ou les points de vue. Il est d’ailleurs possible d’envisager un récit polyphonique.
Tout connaître sur la narration :
Bon, c’est bien les voix narratives mais quand est-ce qu’on se lance ?
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